La biodiversité, entre notre perception et la réalité // Philippe Grandcolas

Compte-rendu de l’intervention de Philippe Grandcolas le 19 novembre 2019

Philippe Grandcolas est écologue – il identifie, prévoit et analyse l’impact des activités humaines sur l’environnement -, et systématicien – spécialiste de la classification des êtres vivants. C’est à ce double titre qu’il est intervenu dans les rencontres, permettant d’ouvrir la réflexion sur la caractérisation du terme de biodiversité, en explicitant les concepts qui lui sont associés et en les resituant dans leur contexte historique, scientifique, médiatique, socio-économique et politique, et permettant de sortir des visions biaisées ou simplifiées qui circulent dans le débat public. Au travers notamment d’une évaluation des outils de connaissances du monde vivant à la disposition du monde occidental et des moyens d’agir qui leur sont associés, il invite à ancrer la catastrophe environnementale en cours dans une approche holistique et une réflexion éthique, afin de réinscrire la société au sein de la biodiversité. Réalisée avant la crise sanitaire du COVID-19, son intervention et les échanges qui l’ont suivie alertaient déjà sur les risques majeurs que l’absence d’attention à la biodiversité pouvait causer aux sociétés humaines. 

Le terme et le concept de biodiversité et leur historicité

       En rappelant tout d’abord que le terme de biodiversité est apparu relativement récemment, Philippe Grandcolas revient tout d’abord sur l’historicité de ce concept et sur la vision de l’environnement qu’il implique, ainsi que sur aux enjeux politiques et culturels des mots employés pour décrire le monde vivant. En effet, avant la création du vocable « biodiversité » par Thomas Lovejoy dans les années 1980, il était plus globalement question de « vivant », une approche qui s’appuyait sur les grandes lois générales, censées à l’époque être partagées par l’ensemble des organismes vivants : l’hérédité, les chromosomes, la structure cellulaire etc. Le mot biodiversité s’est popularisé en 1992 lors de la Convention sur la diversité biologique (CDB) ouverte au  troisième « Sommet de la Terre »[1] à Rio : 196 Parties ont ainsi mis en place un traité international contraignant, portant sur trois objectifs principaux : la conservation de la diversité biologique, l’utilisation durable de cette dernière, et le partage juste et équitable des avantages découlant de l’utilisation des ressources génétiques. La définition de cette diversité biologique retenue lors de cette Convention est la suivante : « la variabilité des organismes vivants de toute origine y compris, entre autres, les écosystèmes terrestres, marins et autres écosystèmes aquatiques et les complexes écologiques dont ils font partie; cela comprend la diversité au sein des espèces et entre espèces ainsi que celle des écosystèmes »[2]. L’analyse de Philippe Grandcolas permet de comprendre comment cette définition reprend finalement celle du vivant, en y ajoutant néanmoins trois aspects aux implications tant scientifiques que stratégiques. Le premier est de l’ordre du comparatif : on ne se focalise plus uniquement sur ce qui est commun à toutes les espèces, mais l’on va prendre en compte également ce qui les différencie. Le second est multi-échelle : la définition prend désormais en compte des écosystèmes, considérés auparavant comme un niveau d’organisation se situant au-dessus du vivant. Le troisième aspect enfin soulève des problématiques liées à la valeur sociale que revêt la biodiversité pour l’Homme. 

       Philippe Grandcolas met également en exergue les carences de cette définition, qui sont liées notamment au contexte politique de son élaboration et à la présence d’États créationnistes au sein de la Convention. Cette description a dû faire consensus, et mettre ainsi en accord tout à la fois les connaissances scientifiques acquises et partagées, mais aussi et surtout un certain nombre de données culturelles et religieuses. De ce fait, cette définition n’aborde pas les mécanismes régissant l’origine et le maintien de cette diversité biologique. C’est ce que Philippe Grandcolas appelle une définition-pattern, faisant simplement l’état des faits à un moment spécifique, et non une définition-processus, qui aurait mis en avant la théorie de l’évolution biologique. 

Le primat du climat dans les discours sur les catastrophes environnementales

       En plus des effets de cette définition biaisée de la biodiversité, Philippe Grandcolas pointe une autre distorsion majeure dans les représentations liées aux catastrophes environnementales en cours :  malgré la création de la Convention sur la diversité biologique, qui s’inscrit dans les traités internationaux aux côtés de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, la crise de la biodiversité a été longtemps considérée comme un épiphénomène, une conséquence mineure de la crise du changement climatique, et non comme un problème majeur en soi. Si les modifications du climat nous interpellent, parce que nous le vivons chaque jour à travers la météo et les aléas climatiques, la biodiversité a un effet plus immatériel, plus diffus, et demande donc une réflexion plus approfondie pour se rendre compte de son importance. Par ailleurs, le climat et la biodiversité sont étroitement liés, cette dernière est autant tributaire du climat qu’actrice de celui-ci. Deux exemples permettent à Philippe Grandcolas d’illustrer ce lien. 

       Le premier est la « pompe à carbone océanique », qui concerne le cycle de séquestration du carbone : à travers l’énergie solaire, le gaz carbonique dissous dans l’eau est capté par les organismes planctoniques par photosynthèse, et à leur mort, ils tombent au fond de l’océan, constituant des sédiments marins relativement stables et piégeant ainsi le carbone. Une grande partie de cette « pompe à carbone océanique » est donc biologique et est assurée par le plancton. Si celui-ci vient en partie à mourir dans les 30 ou 40 prochaines années, une partie du cycle de séquestration du carbone ne serait plus assurée et augmenterait le taux de gaz carbonique atmosphérique. 

       Le second exemple mobilisé par Philippe Grandcolas s’appuie sur les pratiques agricoles sur brûlis des Amérindiens d’Amérique de Sud au XIVe siècle, avant l’arrivée des colons. Malgré la faible densité de population, ces pratiques agricoles avaient un impact environnemental non négligeable. De ce fait, lors de la colonisation et du déclin important de ces populations en l’espace de quelques décennies, les cultures sur brûlis ont également grandement diminué. Cette réduction d’impact sur le milieu naturel, permettant à ces zones forestières de séquestrer à nouveau plus de carbone, a entrainé un petit âge glaciaire en Europe. L’impact de ces populations amérindiennes, pourtant très mesuré par rapport à notre impact actuel, a eu un effet considérable, et il illustre cette interaction forte entre climat et biodiversité. 

Des connaissances très partielles

       L’intervention de Philippe Grandcolas permet également de prendre conscience des limites des connaissances actuelles du vivant : on estime à 10 millions le nombre d’espèces peuplant la Terre, et seules 2 millions sont aujourd’hui décrites par la science. Par ailleurs, les données scientifiques portant sur ces dernières sont très inégalement réparties : la grande majorité d’entre elles ne disposent que de quelques dizaines d’observations ou de quelques articles scientifiques très spécialisés. Ce biais taxonomique fait donc que certaines espèces sont très bien connues des scientifiques alors que d’autres ne le sont pas du tout. On estime ainsi que 99% des espèces vivantes sont encore inconnues, peu étudiées ou ignorées. Pour comprendre les origines de ce déficit de connaissances, tant de la part du grand public, des gouvernements que des chercheurs, Philippe Grandcolas soulève plusieurs biais. 

Le premier relève très simplement d’un effet médiatique : la sur-médiatisation de certaines espèces emblématiques – les grands félins, les girafes, les éléphants, les gorilles, les pandas, les abeilles, etc.,  – à la télévision, dans les zoos, les dessins animés, la littérature grand public, nous fait penser que ces espèces sont très bien connues, se portent bien et bénéficient de programmes de sauvegarde efficaces. Dans les faits, nos représentations virtuelles n’ont que peu d’ancrage dans la réalité et toutes ces espèces sont en voie d’extinction, sans exception. Nous avons également une vision très partielle et subjective, du vivant, une vision portée notamment par l’imaginaire collectif et les médias, opposant « le beau et l’utile » qu’il faudrait défendre, au « moche et dangereux » dont la perte ne nous affecterait nullement. 

Il est également difficile de rendre compte de la grande diversité des espèces actuellement connues. Par exemple, en France métropolitaine, il y a 40 000 espèces d’insectes, dont pas moins de 900 espèces d’abeilles répertoriées, qui ne peuvent toutes êtres dans les publications et les catalogues destinés au grand public. Le corpus de connaissances est donc partiel et le plus souvent accessible uniquement au sein d’une littérature scientifique plus complexe ou via d’autres sources spécialisées comme le GBIF, le Système Mondial d’Information sur la Biodiversité[3]. Ce dernier est un consortium international, fondé à l’initiative de l’OCDE[4], dont l’objectif est de mettre en commun et de diffuser au plus grand nombre les recherches sur la biodiversité. Il offre une base de données de plus de 1,4 milliard de données, mise à disposition du grand public, des chercheurs et des décideurs politiques. Cette science ouverte, qui relève d’une exigence éthique, est liée notamment à la Convention sur la diversité biologique. Grâce à une étude[5] menée au sein de son laboratoire, Philippe Grandcolas est en mesure de mettre en évidence que l’ensemble des données collectées sur ce portail révèle très concrètement une grande disparité des recherches au regard des différentes espèces découvertes. Par exemple, les « oiseaux » bénéficient manifestement d’un « excès » de connaissances avec 560 millions d’occurrences pour 10 400 espèces découvertes, tandis que les « tardigrades » – des organismes microscopiques qu’on appelle aussi « oursons d’eau » – souffrent d’un « déficit » de connaissances avec 3 300 occurrences pour 1 200 espèces connues. D’après les auteurs de cette étude, le déterminant principal de ce biais taxonomique serait avant tout la valeur sociétale des organismes, plus que tout autre facteur d’influence : étudier certaines espèces plus que d’autres pour un chercheur serait plus rétribuant et conforterait sa position sociale.

       Le troisième biais concerne des biais d’échantillonnage géographiques. Ceux-ci sont considérables en fonction des pays et des localités. L’Amérique du Nord, l’Europe, l’Australie et l’Afrique du Sud sont beaucoup mieux connus et échantillonnés que le reste du monde. De plus, nos connaissances dépendent fortement de l’accessibilité aux sites. Par exemple, la biodiversité en Amazonie est principalement connue en bordure de fleuves car la forêt est peu praticable. Aux États-Unis, la faune et la flore sont beaucoup plus étudiées dans les territoires proches des campus universitaires que dans les territoires inhabités ou inaccessibles. Ce biais géographique est appelé « l’effet collecteur ». Il n’est pas rédhibitoire mais il faut évidemment en prendre conscience pour comprendre les mécanismes à l’œuvre dans les recherches sur la biodiversité.

       Le quatrième biais soulevé est temporel. Au cours du XXe siècle, les découvertes ont largement progressé. Certains territoires auparavant inexplorés ou non échantillonnés l’ont été au cours de ce siècle. Cette progression a été rendue possible notamment grâce au progrès des moyens de transport devenus beaucoup plus efficaces. Cependant, l’accessibilité à ces territoires pour les étudier implique également un accès pour les détruire. Par conséquent, les observations faites sur ceux-ci correspondent à une situation déjà modifiée par rapport à l’époque antérieure à l’Anthropocène. 

       Et enfin, le dernier biais soulevé par Philipe Grandcolas concerne l’actualisation des connaissances dans le temps sur le portail GBIF. Au cours du temps, les hypothèses formulées, les données récoltées, les dénominations et classifications d’espèces évoluent mais les corrections ne sont pas toujours apportées sur la base de données. Ainsi le portail contient parfois des erreurs flagrantes et des études anciennes qui ne se confirment plus aujourd’hui.

Les valeurs de la biodiversité

       Cet état de la recherche permet de saisir les difficultés à construire des actions concrètes informées. Il n’est pas le seul en cause. En effet, si le processus d’échantillonnage et d’inventaire nous permet malgré tout d’accroître nos connaissances sur la biodiversité, celui-ci ne renseigne pas sur la place que les humains ont en son sein et sur les relations qu’ils construisent avec elle. Philippe Grandcolas aborde ces questions en mettant en exergue trois types de valeurs accordées aujourd’hui par nos sociétés occidentales à la biodiversité. Il tient à préciser en préambule que cette démarche est à la fois contestable et anthropocentrée, mais qu’elle permet néanmoins de comprendre certains mécanismes biologiques et de co-évolutions entre les humains et les non-humains.

       La première est une valeur dite « de service », intégrant notamment les services écosystémiques. Ces services procurés par la biodiversité sont colossaux et souvent relativement discrets. Ils concernent la pollinisation des cultures, la décomposition de la matière organique (végétale et animale), l’épuration des eaux, la qualité de l’air, la stabilisation des sols, le maintien des équilibres biologiques, la prédation naturelle des parasites affectant les cultures, etc. Ce sont des services que nous arrivons assez facilement à évaluer et à quantifier. La quasi-totalité de ces services nous sont absolument essentiels et entraineraient de graves problèmes s’ils venaient à être défaillants. La seconde valeur est une valeur d’« option » et concerne les services « potentiels » ou « futurs » que la biodiversité pourrait nous procurer. Ainsi cette valeur, portée par des discussions théoriques très intéressantes, incite à conserver plus que ce qui semble immédiatement utile et à maintenir les ressources dans le temps, notamment pour les générations futures. 

Enfin, la dernière valeur est une valeur « intrinsèque », qu’il est très difficile de mesurer et d’évaluer. Celle-ci n’est d’abord pas le négatif des deux valeurs précédentes, c’est-à-dire qu’elle ne regroupe pas la biodiversité qui nous semble inutile aujourd’hui ou dans le futur. Elle ne porte donc pas de signification « utilitariste ». Appelée « valeur d’existence », elle met en jeu des questions morales, éthiques, déontologiques et culturelles.

       Dans les débats contemporains sur ces enjeux, l’interrogation des valeurs portées par la biodiversité mène le plus souvent à une évaluation économique de ces services. Pour Philippe Grandcolas, cette démarche est intéressante car elle permet de donner des outils d’aide à la décision au monde économique et aux gouvernements sur des projets d’urbanisme, d’installations industrielles, de sauvegarde et de préservation de la biodiversité, etc. Néanmoins, ces démarches de monétarisation, difficilement applicables à la biodiversité abordée sous l’angle d’une valeur optionnelle, éthique ou intrinsèque, apparaissent parfois éminemment problématiques et doivent continuer à faire l’objet de réflexions.

       Par ailleurs, Philippe Grandcolas rappelle que la biodiversité ne rend pas uniquement des services matériels mais également immatériels. Elle peut être une source d’inspiration en transférant une fonction naturelle à des usages humains : c’est ce que l’on appelle la bio-inspiration ou le biomimétisme. Ces recherches vont le plus souvent de pair avec une éthique de l’utilisation de la biodiversité et ne doivent en aucun cas aggraver la crise en cours. Philippe Grandcolas rappelle ainsi quelques exemples emblématiques concernant notamment la physique des matériaux (propriétés hydrophobes, autonettoyantes, l’effet perlant, les scratchs, etc.), l’architecture (inspiration des termitières pour la ventilation naturelle, l’écoulement des eaux, etc.) et la santé (propriétés chimiques et anti-cancer de certaines plantes, etc.). 

Comment mesurer et représenter la biodiversité ?

       Les outils de mesure jouent également un rôle crucial dans la capacité à prendre soin ou non de la biodiversité. Philippe Grandcolas fait le point sur ceux qui sont nécessaires pour comprendre la diversité biologique, en rendre compte et mettre en exergue ses dynamiques. Les plus communs concernent le nombre d’espèces au niveau interspécifique, la diversité génétique au niveau intraspécifique et la diversité fonctionnelle au niveau des écosystèmes. 

       Relever le nombre d’espèces au niveau interspécifique semble a priori le plus simple, car lorsque nous parlons d’espèces, nous avons l’impression d’avoir affaire à des catégories relativement stables et étanches, mais Philippe Grandcolas rappelle que la question n’est pas si évidente. En effet, l’espèce est un diagnostic, une hypothèse descriptive, apposée sur des individus que l’on trouve dans le milieu naturel. Lorsqu’ils partagent un grand nombre de caractères communs et qu’ils ont tendance à se reproduire entre eux, on dit qu’ils sont de la même espèce. En réalité, c’est un raccourci de langage, un formalisme scientifique, permettant l’échange et l’expérimentation : les espèces ne sont pas si étanches et la plupart sont capables de s’hybrider. Ainsi mesurer le nombre d’espèce est insuffisant, il faut également mesurer et évaluer la diversité au sein de celles-ci. 

La diversité génétique fait appel à des mesures classiques qui sont liées à des méthodes mathématiques d’évaluation de sélection et de taux de mutations, nécessaires pour appréhender les dynamiques d’évolution très fortes au sein du vivant, et qui ne sont pas forcément appréhendables à notre échelle de perception. Par ailleurs, s’exprimer en termes de lois générales pour une espèce ne rend pas compte de la diversité génétique au sein de celle-ci, régie par de nombreuses lois particulières. C’est le cas par exemple des succulentes (les euphorbes) qui présentent une grande diversité de formes dont chacune peut avoir une origine évolutive et une valeur adaptative différentes. 

Enfin, la diversité fonctionnelle fait référence à un certain nombre de fonctions qui sont utiles à l’écosystème. Plusieurs difficultés apparaissent avec cette approche. D’une part, lorsque l’on fait des évaluations dans des milieux particuliers, la difficulté est d’arriver à avoir une vision globale de l’ensemble de ces mesures. Ainsi, un milieu très riche en nombre d’espèces ne garantit pas nécessairement que ces espèces assument toutes les fonctions que nous serions dans l’espoir de les voir assumer pour que cet écosystème continue à perdurer. D’autre part, la manière dont ces mesures sont exprimées peut construire une vision erronée de la situation. Par exemple, lorsque l’on dit qu’une politique publique est favorable aux « oiseaux marins », cette catégorisation comprend en réalité une diversité phénoménale d’espèces. Il peut y avoir des différences importantes de comportement entre une mouette, un goéland, une sterne, un cormoran, etc., et le fait d’employer cette catégorie peut amener à des incompréhensions majeures. 

       Pour finir, Philippe Grandcolas conclu sur la notion de diversité phylogénétique, qui récapitule la diversité spécifique, génétique et fonctionnelle au travers de la phylogénie[6]. Depuis les années 70, des algorithmes permettent en effet de calculer et de représenter les relations de parentés entre des individus, a fortiori au sein d’une même espèce. Ces arbres phylogénétiques se basent sur des marqueurs ADN, un certain nombre de marqueurs anatomiques, etc., et récapitulent ces diversités génétiques, spécifiques et fonctionnelles. Ils aident ainsi à construire à la fois une vision globale et très fine de la situation. La caractéristique de cette vision pour Philippe Grandcolas est qu’elle n’est pas portée par des réflexions affectives mais par une métrique démontrable mathématiquement. 

       Pour autant, la manière de représenter ces liens de parenté peut ensuite prendre de nombreuses formes et elle a longtemps été accompagnée d’interprétations gradistes. Celles-ci se retrouvent dans « l’arbre de la famille de l’Homme » de Ernst Haeckel[7] : les organismes les plus simples et anciens sont être représentés en bas de l’arbre, tandis que les organismes dits « plus évolués » tels que l’Homme se trouvent au sommet. Le propos de Philippe Grandcolas permet de comprendre à quel point ces dessins explicitent avant tout une représentation anthropocentrée du vivant, sous-tendue par un système de valeurs arbitraire : en réalité, le vivant ne se soucie pas des qualités humaines et évolue pour son propre compte sous l’effet de la sélection naturelle. D’autres formes de représentations sont utilisées aujourd’hui pour tenter d’éviter ces biais, des représentations notamment circulaires, montrant la succession des émergences des groupes d’organismes, et leurs liens de parenté, au cours du temps de l’évolution.

       Par ailleurs, Philippe Grandcolas précise que ces arbres de parentés, lorsqu’ils sont réalisés de manière assez vaste sur un groupe d’organismes, nous aident à prévoir statistiquement et mathématiquement les options futures de ceux-ci et à comprendre surtout que nous avons intérêt à conserver un petit peu de tout dans chaque branche du vivant. Car en effet, nous pouvons rapidement mettre de côté une partie de la diversité fonctionnelle et de la valeur d’option de ces organismes qui ont acquis au cours de l’évolution des traits, des caractères phénotypiques qui vont leur permettre d’assurer des fonctions maintenant et dans le futur. Ces outils de mesures et de représentations permettent de porter un dialogue au sein de la société sur la nécessité de conserver des organismes très humbles qui seraient sans cela probablement ignorés.

Comment rendre compte des 80% d’espèces encore non identifiées ?

       A ce stade de l’intervention de Philippe Grandcolas, il apparait donc que nos connaissances sur la biodiversité sont non seulement extrêmement partielles d’un point de vue quantitatif, mais qu’elles sont également biaisées dans leurs interprétations. Elles restent cependant intéressantes et significatives dans les communications grand public et les rapports à l’intention des décideurs politiques. Ainsi, au début de l’année 2019, l’IPBES[8] a rendu ses conclusions à Paris sur l’évaluation mondiale de la biodiversité et des services écosystémiques[9], annonçant qu’un million d’espèces sur les 10 millions présumées existantes dans le monde allait disparaître d’ici 2040. D’après Philippe Grandcolas, cette communication a réussi à montrer à la société qu’il y avait véritablement un enjeu considérable dans la crise de la biodiversité.

       Malgré ce déficit de connaissances, il est primordial pour l’écologue et systématicien de rappeler que dans tout travail scientifique, il y a un échantillonnage, un progrès des connaissances et des influences statistiques qui nous permettent de relativiser l’état de celles-ci. Ainsi, la métagénomique, ou génomique environnementale, permet de dévoiler, en « combinant les avancées du séquençage à haut débit et du big data l’incroyable biodiversité des écosystèmes microbiens [résidant] dans les fonds marins, sous terre ou dans nos intestins … »[10]. Philippe Grandcolas donne l’exemple de la campagne Tara[11] qui a ainsi récolté des échantillons d’eau dans tous les océans et mers du globe et en a extrait les molécules d’ADN « en vrac » grâce à des solvants puis séquencé ces différents brins d’ADN afin de donner une image de la diversité génétique du plancton présent dans ces écosystèmes. Cette équipe de scientifique a ainsi mis au jour environ 110 000 unités correspondantes à des espèces parmi lesquelles 80 000 n’étaient pas identifiables par rapport aux connaissances antérieures. Dans les mers et océans, il y a des organismes omniprésents et jouant un rôle considérable en termes de séquestration du carbone que nous ne connaissons par rien d’autre qu’un brin d’ADN. De plus, la communauté scientifique continue de découvrir de nouvelles espèces et à les publier, à un rythme qui ne faiblit pas dans le temps. Par exemple, deux nouveaux ordres d’insectes (Mantophasmatodea et Permopsocida) ont été identifiés récemment ainsi qu’une nouvelle espèce de taupe en France et en Espagne du Nord.

       Dans le contexte de la crise environnementale, où les découvertes vont toujours moins vite que les disparitions d’espèces, il est nécessaire de prendre en compte dans les décisions et évaluations publiques cette biodiversité très peu connue ou inconnue, afin de rendre compte de l’ampleur de celle-ci.

Une biodiversité dynamique en constante évolution et extinction

       La biodiversité n’a rien de statique, elle est en constante évolution. Sa dynamique est difficilement perceptible, nous la vivons pourtant tous les jours : un enfant par exemple est le composite des génomes de ses deux parents. D’après Philippe Grandcolas, si au plan philosophique, la théorie de l’évolution nous permet de comprendre que nous sommes reliés au vivant et construit fondamentalement une appréhension différente du monde, nous avons pourtant aujourd’hui encore du mal à nous positionner au sein du vivant et à admettre que nous faisons partie de cet ensemble.

       De fait, la théorie de l’évolution montre que la vie a une origine unique, comme en témoignent les caractères partagés par tous les organismes vivants et les connaissances des processus biologiques et génétiques. Elle peut être représentée par un « arbre du vivant », une reconstruction du résultat de l’évolution sur près de 3 milliards d’années. Pour faire comprendre ses dynamiques, Philippe Grandcolas doit rappeler les trois fondements de la théorie de l’évolution : la phylogénie, les processus génétiques et développementaux et enfin la sélection et l’adaptation. 

La phylogénie est traduite par la construction d’arbres phylogénétiques, qui montre les hiérarchies emboitées de parentés et les éléments de spéciations successives. Les processus génétiques et développementaux correspondent aux mécanismes probabilistes et statistiques de l’hérédité. Pour finir les phénomènes de sélection et d’adaptation ont été mathématisés par Ronald Aylmer Fisher[12] dont la théorie demeure toujours aujourd’hui : celle-ci sert notamment pour la sélection des races bovines et des variétés de blés. Le fait d’entrer en contact avec d’autres espèces, de les domestiquer ou simplement de les côtoyer, entraine des évolutions parfois souhaitées et quelques fois inattendues. Philippe Grandcolas prend ainsi l’exemple de la sélection et de la « domestication » des aspergillus de différents fromages ou encore de l’évolution du bec des mésanges sur quelques années en fonction de la forme des mangeoires, mais également des évolutions très dangereuses, comme les résistances aux antibiotiques et aux pesticides, relevant de la santé publique.

       La biodiversité oscille toujours entre deux tendances, d’un côté la spéciation et la diversité génétique, et de l’autre l’extinction. Il y a eu de tout temps des crises d’extinction : six principales ont été identifiées, comprenant celle en cours, mais il y en a eu des centaines d’autres moins dévastatrices. Des fluctuations ont existé au cours du temps et les crises précédentes ne sont pas toutes dues à des évènements extérieurs comme ce fut le cas pour la chute d’une météorite géante au Crétacé-Tertiaire. La dérive des continents et l’évolution global du climat ont également entrainé sur plusieurs millions d’années des bouleversements environnementaux importants. La biodiversité résultante de ceux-ci n’est pas également répartie, c’est ce que l’on appelle les gradients de biodiversité. Ainsi, le nombre d’espèces est plus important près de l’Équateur et diminue lorsque l’on s’en éloigne. Ces phénomènes sont dus à des aspects géographiques de surfaces émergées, des aspects de santé, de rentrée d’énergie solaires etc., et le plus souvent sont multi-factoriels.

       La plus grave crise d’extinction s’est déroulée au Permien, 90% du vivant a disparu sur une période de temps relativement rapide. Celle du Crétacé-Tertiaire s’est étendue sur plusieurs centaines de milliers voire quelques millions d’années. Le problème majeur de la crise actuelle est que les taux d’extinction sont similaires à ceux du Crétacé-Tertiaire mais qu’elle se déroule à l’échelle de quelques décennies. Philippe Grandcolas insiste sur le fait que cette temporalité ne nous laisse que très peu de temps pour réagir et que d’ici quelques dizaines d’années, le monde que nous connaissons aujourd’hui aura radicalement changé. Ainsi, un cinquième des espèces de vertébrés sont en fort danger d’extinction et jusqu’aux trois quarts à moyen terme, 32% des amphibiens, 31% des requins et des raies, 25% des mammifères et 13% des oiseaux sont actuellement en risques sérieux d’extinction. Ces projections sont le résultat de plusieurs évaluations statistiques convergentes sur l’état des populations à l’échelle mondiale. Elles révèlent l’ampleur de l’extinction en cours et montrent que nous aurons beaucoup de mal à l’enrayer. La France n’est pas épargnée puisque des arbres, de nombreux oiseaux et insectes sont également en fort déclin ou en voie d’extinction. Une étude[13] récente a montré que sur une période de 27 ans (1990-2017), dans un parc naturel allemand, il y avait eu une chute de près de 75% de la biomasse d’insectes volants et du nombre d’espèces. Ce très fort déclin est corrélé à l’évolution de la structure du paysage, notamment à l’intensité de l’exploitation agricole, et à l’homogénéisation des forêts. Ces extinctions ne sont pas seulement une perte de diversité et de patrimoine, elles entrainent également une perte de fonctions.

Une biodiversité omniprésente et en interaction permanente

       La biodiversité est donc véritablement omniprésente dans nos vies. Nous la retrouvons dans nos corps qui comptent plus de bactéries que de cellules, dans les sols où 1cm3 concentre près d’un millier d’espèces bactériennes, dans les endroits les plus inhospitaliers comme les puits de pétrole, les zones désertiques, les zones de très hautes montagnes, etc. Cette vie sous-tend toujours des fonctions importantes et est en interaction permanente : aucun organisme n’est autonome et ne peut vivre isolé des autres. Nous vivons en symbiose avec la plupart des organismes qui peuplent notre corps, et ils nous sont absolument indispensables. Nous acquérons par exemple une partie de notre microbiome dès la naissance, les oiseaux disséminent les graines, les abeilles pollinisent, les arbres sont mycorhizés, etc. La complexité de ces interactions nous montre que les écosystèmes ne sont pas des systèmes simples. Philippe Grandcolas rappelle ainsi que les réseaux alimentaires qui relient les 40 000 espèces d’insectes en France aux espèces de plantes, aux vertébrés etc., sont des réseaux avec un nombre de nœuds absolument phénoménal. Nous avons par conséquent des difficultés à comprendre et anticiper les effets d’une perturbation, même mineure. Pourtant, nous changeons en permanence les conditions environnementales de manière très importante aujourd’hui, et de fait les nœuds de ces réseaux, entrainant des effets inattendus sur les interactions entre les différents composants des écosystèmes. Philippe Grandcolas prend ainsi l’exemple de la fertilisation azotée des cultures permettant de s’abstenir de mettre en place une rotation des cultures avec une parcelle de trèfles. Ces derniers ne permettent pas le développement d’une biodiversité extraordinaire mais sont en interaction forte avec les bourdons. Leur suppression dans les champs ces dernières décennies a causé une baisse de leur population en Europe. Et il faut prendre en compte que les bourdons ne pollinisent pas uniquement le trèfle mais également de nombreuses autres cultures qui peuvent par conséquent être impactées par son déclin. Ainsi, il faut prendre conscience que la « quantité » de biodiversité ne suffit pas : les espèces rares jouent également un rôle crucial et sont souvent en interaction avec des plantes très spécifiques, c’est le cas pour certaines abeilles solitaires. La compréhension de ces interactions suppose évidemment de nombreuses connaissances sur les systèmes écologiques qui se basent sur l’étude, le calcul et l’inférence. 

Une approche holistique et éthique

       La crise environnementale en cours et les risques que nous fait courir la perte de nombreux services écosystémiques font naître une « tentation mécanicienne » basée sur la recherche de substitutions technologiques, une tentation que critique Philippe Grandcolas. Ce solutionnisme – par exemple les « drones pollinisateurs » qui viendraient supposément se substituer aux insectes – soulève des questions éthiques et présente un coût carbone très important, alors que ce service est assuré gratuitement et plus efficacement par la biodiversité. De plus, les mesures de protection de la biodiversité qu’il serait nécessaire de déployer à l’échelle nationale ne peuvent pas se baser sur de grandes généralités mais doivent tenir compte des spécificités territoriales et des circuits complexes à conserver.

       Philippe Grandcolas rappelle en conclusion que nos habitudes d’exploitation des milieux sont centenaires et n’ont pas été remis en question aujourd’hui alors que la population mondiale atteint à présent 8 milliards d’habitants. Nous pensons naïvement que nos savoir-faire et l’élan technologique vont nous permettre de construire un futur désirable. Il nous invite à abandonner cette amnésie environnementale pour poursuivre une réflexion éthique[14] et construire ce cercle collectif vertueux. Ce mouvement à l’œuvre n’est pas uniquement lié à l’évaluation scientifique et fonctionnelle de la biodiversité, c’est aussi une dynamique philosophique et éthique qu’il faut continuer à construire. 


[1] Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement

[2] Convention sur la diversité biologique, Nations Unies, 1992, p.3. https://www.cbd.int/doc/legal/cbd-fr.pdf

[3] Global Biodiversity Information Facility (Système Mondial d’Information sur la Biodiversité) http://www.gbif.fr

[4] Organisation de coopération et de développement économiques

[5] Julien Troudet, Philippe Grandcolas, Amandine Blin, Régine Vignes-Lebbe, Frédéric Legendre, « Taxonomic bias in biodiversity data and societal preferences », Nature – Scientific Reports, 7: 9132, 2017

[6] La phylogénie est l’ « étude du processus de formation et de développement des espèces vivantes au cours des temps. » https://www.cnrtl.fr/definition/phylogénie

[7] Ernst Haeckel (1834-1919) est un naturaliste allemand à l’origine d’une grande partie de la zoologie et de la botanique actuelles. Cette illustration se trouve dans son ouvrage L’origine des espèces publié en 1859.

[8] Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services

[9] IPBES, Résumé à l’intention des décideurs du rapport de l’évaluation mondiale de l’IPBES de la biodiversité et des services écosystémiques, 2019

[10] https://lejournal.cnrs.fr/articles/la-revolution-metagenomique

[11] https://oceans.taraexpeditions.org/m/qui-est-tara/les-expeditions/tara-oceans/

[12] Ronald Aylmer Fisher (1890-1962) est un biologique et statisticien britannique.

[13] Caspar A. Hallmann, Martin Sorg, Eelke Jongejans, Henk Siepel, Nick Hofland, et al., « More than 75 percent decline over 27 years in total flying insect biomass in protected areas », PLoS ONE 12 (10): e0185809, 2017

[14] Peter Singer, The Expanding Circle : Ethics, Evolution, and Moral Progress, Princeton University Press, 2011