La plasticité idéologique de l’argument patrimonial // Bérénice Gaussuin

La plasticité idéologique de l’argument patrimonial // Bérénice Gaussuin

Compte-rendu de conférence, mardi 2 mars 2021, ENSArchitecture Nancy.

Bérénice Gaussuin est architecte et maîtresse de conférences associée à l’ENSA Paris-Malaquais.

Bérénice Gaussuin nous rappelle que, sans menace de disparition, le patrimoine n’existe pas : c’est sa fragilité qui fait sa puissance. Historiquement, cette problématique patrimoniale prend de l’ampleur au XIXe siècle, quand le désir de modernité entraîne des menaces de destructions : la mobilisation de défenseurs du patrimoine contre des démolitions à des fins de modernisation de l’industrie et le développement d’institutions patrimoniales met alors cette question au cœur des débats. Encore aujourd’hui, quand concurrences et conflits entre infrastructures publiques et protection du patrimoine sont en jeu, les stratégies d’évaluation de l’intérêt public du patrimoine peuvent tout autant asseoir un nouveau projet politique d’aménagement que défendre des constructions existantes. Elles ne sont pas toujours en faveur des monuments historiques.

Bérénice Gaussuin illustre ce propos par diverses situations. À Carpentras, la défense de la nécessité d’infrastructures publiques a primé sur l’argument patrimonial au début des années 1800 : la ville a détruit ses fortifications médiévales pour construire un boulevard périphérique. Au contraire, à Paris, la menace de disparition d’un patrimoine important a été un argument puissant quand, en 2019, Anne Hidalgo a rendu les quais de Seine piétons durant la période estivale, puis en a fait une situation durable grâce à l’argument patrimonial : les arguments de la santé publique et de l’environnement qui prévalaient au départ ont été renforcés par l’argument de protection des rives de Seine, en tant que seule construction parisienne inscrite sur la Liste du patrimoine mondial par l’UNESCO.

Ainsi, l’argument patrimonial qui semble défendre le patrimoine pour ses qualités intrinsèques, est finalement utilisé dans des contextes porteurs d’idéologies parfois contradictoires : devoir de mémoire, besoin d’un nouvel usage ou marketing territorial. C’est cette idéologie paradoxale qui entoure la défense du patrimoine que Bérénice Gaussuin appelle « la plasticité idéologique de l’argument patrimonial » : l’outil économique, politique et souvent compétitif dans un contexte capitaliste que constitue le patrimoine, a un réel poids pour s’opposer à des constructions nouvelles ou pour les encourager.

Pour préciser ce développement, Bérénice Gaussuin s’appuie sur divers personnages qui ont écrit et publié sur le patrimoine et les politiques qui lui sont associées, expliquant ainsi les dynamiques de construction-démolition dont nous devons nous préoccuper en tant qu’architectes mais aussi en tant que citoyens. Elle nous confie que la mobilisation de l’argument du patrimoine pour faire valoir une architecture ou une infrastructure est déjà à l’œuvre dès le XIXe siècle. En effet, Adolphe Napoléon Didron (1806-1867), fervent défenseur des édifices anciens, explique que l’idéologie conservatrice de la restauration, comme opposée à toute forme de « progrès », serait porteuse d’un « vandalisme de restauration » en proscrivant toute restauration qui dénaturerait ou déshonorerait un bâtiment historique[1]. Ainsi, le vandalisme de restauration ne vaudrait pas mieux que le vandalisme de destruction. Adolphe Napoléon Didron prône donc la réparation – et non la restauration – des bâtiments historiques ; cette injonction morale l’engage dans une polémique patrimoniale, qui concerne notamment les bâtiments religieux. Dans la logique de cet auteur, le patrimoine n’est plus ce que l’on veut garder, mais ce que l’on fait dans le présent en vue du futur. Il remet alors en cause la phrase balise « Il s’agit de connaître le passé pour mieux construire l’avenir », que nous retrouvons souvent – au XIXe siècle et encore aujourd’hui – en tant qu’argument justifiant catégoriquement la non-destruction et la conservation d’édifices pour la construction d’un futur idéal basé sur un devoir de connaissance et de transmission. Selon Bérénice Gaussuin, cette phrase, un peu paradoxale par rapport à son engagement, nous montre cependant un autre enjeu du patrimoine : la connaissance et la vulgarisation scientifique de ce dernier peut être aussi utilisé comme un outil de rétrospective face à des erreurs ou réussites passées. Dans cette perspective – comprendre ce qui est à défendre, à garder ou à ne pas reproduire -, Bérénice Gaussuin oppose la démolition progressiste d’André Fermigier (1923-1988), historien de l’art et journaliste du Monde et de l’Observateur, qui encourage la destruction de certaines parties d’édifices pour reconstruire, et la démolition conservatrice d’Adolphe Napoléon Didron, qui empêche la construction de nouveaux bâtiments.

Pour finir sur cette plasticité idéologique de l’argument patrimonial et sa complexité, Bérénice Gaussuin réinterroge le lien que celui-ci entretient avec l’écologie, et ce à travers d’exemples où les deux points de vue se rencontrent et entrent en contradiction. Par exemple, au château de La Chapelle-Gautier, la chambre de tir de l’aile est, soit la partie la plus ancienne et la moins modifiée – donc porteuse de ce qui constitue une valeur patrimoniale pour les Monuments Historiques -, n’était plus habitée par des Hommes depuis quarante ans. Endommagée et non-entretenue, cette partie du bâti sur le point de s’effondrer, abritait cependant une population de coléoptères endémiques de la région. Ces insectes, rares et en voie de disparition, vivaient du sol nourricier composé des excréments et des cadavres des oiseaux nichant dans le château. Bien que ce coléoptère soit porteur d’une valeur patrimoniale de par sa rareté et sa vulnérabilité, c’est la valeur patrimoniale attribuée aux Monuments Historiques qui a primé quant à la rénovation du bâti. En effet, en 2018, des travaux de stabilisation et d’étaiement d’urgence sont réalisés autour du bâtiment et cela engendre la disparition du coléoptère et du biotope, issu d’une cohabitation insectes-oiseaux, qui s’était construit au cours du temps dans cet espace non fréquenté.

Le patrimoine et l’écologie entretiendraient-ils un rapport conflictuel ? Faut-il démolir pour reconstruire mieux en prenant davantage en compte les relations au vivant ? La protection du patrimoine ne relèverait-elle pas de caprices d’architectes et d’historiens au détriment de la biodiversité ? Une valeur biodiversitaire pourrait-elle trouver sa place dans l’évaluation patrimoniale des Monuments Historiques par exemple ? L’évidence-même que revêt souvent l’argument patrimonial dans nos sociétés requestionne les acteurs et leurs places dans la protection et la préservation d’un patrimoine. La nécessité de conserver des architectures ne réside-t-elle que dans le désir de conserver des architectes[2] ? Où se trouve l’équilibre entre protection patrimoniale par caprice et capacité à adapter le patrimoine aux enjeux écologiques d’aujourd’hui ? Selon Bérénice Gaussuin, le passé dont on hérite n’a pas de mérite d’exister s’il ne se plie pas aux usages et aux enjeux contemporains.


[1] DIDRON Adolphe Napoléon, Les annales archéologiques, 28 volumes, 1844-1881.

[2] Richard KLEIN