Quelles pratiques spatiales dans une économie permacirculaire ? // Dominique Bourg

Conférence et échanges avec les étudiants, décembre 2017.

Introduction : L’Anthropocène, l’entrée dans une ère de grande instabilité

       L’Anthropocène est une ère qui aurait commencé juste après les années 50 du siècle dernier, et qui est repérable sur les graphiques parce que, à partir de ce moment, toutes les courbes prennent l’ascenseur. On sait quand on y entre, mais on ne sait pas quand on sortira, ni si on en sortira un jour. Cette période viendrait mettre fin à ce qu’on appelle l’Holocène, c’est-à-dire la période qui commence au moment où il n’y a plus de rebond de l’effet glaciaire et où l’on est donc complètement sorti de l’âge glaciaire précédent. Cette période de l’Holocène aurait duré 11 700 ans, et quand on la compare aux périodes géologiques précédentes, elle présente une très grande stabilité : la concentration de gaz à effet de serre par exemple n’a pas bougé… Évidement, il y a eu parfois des changements non négligeables en terme de température : le désert du Sahara était, il y a maintenant 8 000 ans, une ère de culture et de chasse, un lieu très verdoyant. Il y a donc eu un certain nombre de changements, mais par rapport à ce qu’a été l’Histoire de la Terre antérieure, c’est une période extrêmement tranquille, relativement stable. Sans cela, on ne pourrait pas comprendre pourquoi l’agriculture a pu éclore, et pourquoi, dans son sillage, les grandes civilisations ont pu prendre leur essor : elles se sont en effet appuyées sur les surplus produits par l’agriculture, et le fait que celle-ci permettait de dégager 10 à 20% de la population hors du travail agricole, pour les spécialiser dans des tâches différentes.

       Nous sommes donc, depuis un peu plus d’un demi-siècle, en train de refermer définitivement cette période, et vous imaginez bien que ce n’est pas pour le meilleur, puisqu’on passe d’une époque de grande stabilité pour entrer dans une époque plus instable. Entre 1950 et 2000, la population humaine double pour passer de 3 à 6 milliards, et nous sommes 7,4 milliards aujourd’hui. Et il faut imaginer que nous étions un milliard en 1800, 350 000 millions probablement au début de l’ère chrétienne, et très probablement seulement quelques millions au tout début de l’Holocène, deux ou trois au maximum. Cette explosion démographique s’accompagne durant la même période d’un décuplement du PIB. Les effets sur le système Terre se lisent notamment dans la progression des trois principaux gaz à effet de serre naturels : le carbone, le protoxyde d’azote qui renvoie aux activités agricoles, et le méthane lié à l’élevage. Aujourd’hui, la biomasse des animaux vertébrés non domestiques correspond à moins de 5% de la totalité des animaux sur Terre. Toutes ces courbes s’emballent à partir des années 50, et on peut se douter qu’elles ne vont pas s’élever indéfiniment : les arbres qui montent jusqu’au ciel, cela n’existe pas.

Projections et modélisation de l’Anthropocène : le rapport Meadows

Nous sommes en en train de fêter le 50ème anniversaire de la publication fameux rapport du Club de Rome, le rapport Meadows, qui a été publié en 1972. S’il ne s’est pas trompé dans ses projections qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre, les courbes s’inversent. Ce rapport s’est appuyé, et c’était la première fois qu’on faisait cela, sur un « world model », un modèle mondial, mis au point par Jay Wright Forrester et utilisé à l’époque par cette équipe, composée de Dennis et Donella Meadows, et de deux autres contributeurs. Cinq paramètres étaient retenus : population, alimentation par habitant, service par habitant, production industrielle par habitant et pollution globale, avec en plus les ressources non renouvelables. Toutes les courbes qui étaient croissantes s’inversent entre 2020 et 2040. Le rapport présente 12 scénarii. Celui que nous avons suivi depuis, c’est tout simplement celui du « business as usual ». La réalité jusqu’aujourd’hui suit quasi-scrupuleusement la modélisation des années 70. Nous verrons bien si cela continue à être vrai dans les décennies qui viennent, mais en tout cas cela n’annonce pas un monde tout à fait génial.

Les limites planétaires : représentation et évaluation

Un schéma fait vraiment autorité dans le monde : celui des limites planétaires. Il permet d’expliquer la situation dans laquelle nous sommes. Il présente neuf domaines différents. Dès qu’on sort du vert pour l’un d’eux, cela signifie que l’on est dans une zone de danger. Le jaune est la zone de danger intermédiaire, et pour le rouge, c’est sûr que cela va être plus difficile. Il y a tout d’abord dans ce schéma les questions de biodiversité avec deux aspects – d’un côté, dans le rouge, le taux d’érosion des espèces qui s’envole, de l’autre celui des écosystèmes. Ce dernier est très complexe à évaluer : on sait qu’ils peuvent s’effondrer mais on ne le sait jamais à l’avance, et on ne peut pas réellement situer un seuil quantitatif qu’il conviendrait de ne pas dépasser. Je reviendrai sur le « il conviendrait de ne pas dépasser », parce que ce schéma montre qu’on dépasse largement ces seuils sur de nombreux aspects. Ensuite vous avez l’usage des sols et celui de l’eau douce : là on est encore largement dans le vert, mais dans trois décennies, on sera dans le jaune, et il y a déjà localement de gros problèmes. Il y a les flux de phosphore et d’azote, pour lesquels on est complètement dans le rouge. Aujourd’hui, ces flux sont presque trois fois, à l’échelle du système Terre, ceux qu’ils seraient sans l’activité humaine, et cela est lié à nos activités agricoles. Concernant l’acidification des océans, on est très près de la zone jaune, et on va forcément très rapidement, dans moins de dix ans, atteindre la zone jaune. Il y a également les aérosols atmosphériques. On pense qu’à l’échelle du globe, les émissions polluantes qui sont générées aujourd’hui plus au sud qu’au nord masquent sans doute une élévation de la température de 3/10ème, mais on ne peut pas dire à quel moment c’est dangereux et à quel moment cela fait basculer le système. Pour finir, il y a l’ozone atmosphérique, le seul domaine où on ait fait un progrès depuis Rio.

La biodiversité : vers une sixième extinction des espèces

Reprenons maintenant chacun des points, en commençant par la biodiversité. Nous sommes des animaux, et en tant que tels nous sommes très largement interdépendants des autres animaux, et du vivant de façon générale. Se posent ici deux problèmes. Le premier est l’érosion des populations. Je ne parle pas de disparition d’espèce, mais il n’est pas difficile de comprendre que si l’érosion de certaines populations est trop forte, l’espèce disparaît. Les populations de vertébrés sauvages ont diminué de 58% durant les trente dernières années. Par ailleurs, selon une étude récente faite sur des insectes volants, dans une région d’Allemagne pourtant protégée, les populations d’insectes volants ont diminué de trois-quart durant les 25 années qui viennent de s’écouler, et on imagine que c’est pire ailleurs. L’an dernier est parue une très belle étude, très puissante parce qu’elle s’est appuyée sur 28 000 espèces. Ce n’est pas beaucoup par rapport à la dizaine de millions qui existent, mais c’est déjà énorme. Ce qu’elle a montré, c’est que ce n’est seulement les vertébrés qui disparaissent, mais que c’est à peu près toutes les espèces qui s’effondrent. Mais surtout, cette étude a mis en évidence et c’est plus étonnant, que ce n’est pas simplement les espèces spécialisées qui s’effondrent et qui disparaissent – on peut bien comprendre qu’elles soient plus fragiles – mais aussi les espèces généralistes, qui ont une capacité d’adaptation à des milieux divers.

       Si l’on regarde maintenant le ratio de la disparition des espèces – quand on parle d’érosion de la biodiversité on ne considère pas les micro-organismes (bactéries, virus, etc.) mais les organismes pluri-cellulaires et un petit peu complexes – les chiffres sont évidemment différents selon les catégories. Mais je vais prendre un chiffre bas pour être sûr de ne pas en rajouter. Pendant l’histoire de la Terre, on a évalué le taux de disparition moyen à 2 espèces sur 10 000 par siècle. C’est un taux normal qui permet au vivant d’évoluer. Aujourd’hui, on en est au bas mot à 100 fois plus, et sur certains groupes d’espèces, c’est parfois 1000 fois plus. Si vous ajoutez à cela la fragilisation des effectifs et l’accentuation du changement climatique, cela annonce une sixième extinction. On est déjà dans une dynamique d’extinction de masse, il faut le savoir. Les cinq extinctions de masse qui nous ont précédées – la dernière il y a 60-65 millions d’années lorsque les dinosaures ont disparu – sont des phénomènes qui se passent sur des centaines de milliers d’années, et non sur quelques décennies. On n’est plus du tout sur le même ordre de grandeur, on est sur une extinction fulgurante, dont nous sommes la cause.

Les effets du changement climatique

Considérons maintenant le climat. C’est un domaine dans lequel nos connaissances sont vraiment très fermes. Le décryptage des différents gaz à effet de serre, leurs identifications, leurs mesures, etc., ont lieu dès le XIXe siècle. On commence avec Horace-Bénédict de Saussure, qui le premier se pose la question suivante : comment se fait-il que lorsque je m’approche du soleil, il fait plus froid ? Cela devrait effectivement vous étonner. La cause en que la composition chimique de l’atmosphère change. Les connaissances se stabilisent en 1860 avec John Tyndall, puis vers la fin du siècle et le début du XXe siècle, on va commencer à faire la relation entre la consommation de fossiles, qui est pourtant à l’époque ridicule, et l’évolution du climat. Le premier à faire le lien est un savant suédois qui s’appelle Svante August Arrhénius. Depuis 1958, on mesure à Mauna Loa à Hawaï, la variation au jour le jour de la concentration de CO2 dans l’atmosphère. Comme celle-ci est brassé en 24h, vous aurez exactement les mêmes chiffres ailleurs. Depuis, on voit très bien qu’on intensifie énormément l’accroissement de la présence des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, et donc qu’on est en train de changer violemment l’effet de serre naturel. S’il n’y avait pas ces gaz dans l’atmosphère, il ferait -18°C en moyenne sur Terre. Donc sans gaz à effet de serre naturels, la vie sur Terre n’aurait pas pu se déployer.

Simplement aujourd’hui, on force le phénomène. La premières conséquence de ce changement de la composition chimique de l’atmosphère c’est l’augmentation de la température moyenne : on la fait évoluer vers le haut. Aujourd’hui, elle est grosso modo de 1,1°C supérieure à ce qu’elle était en 1880. On aura beaucoup de mal à éviter qu’elle s’élève de moins de 2°C d’ici à la fin du siècle. En fait elle s’élèvera forcément de plus de 2°C dans le siècle, et j’expliquerai plus loin ce sur quoi on compte pour essayer de la ramener à 2°C. Pour ma part, j’ai quelques doutes. La température moyenne pourrait évidemment s’élever beaucoup plus, de 3°C fort probablement malheureusement, voire de 4 ou 5°C. Ce qu’il faut bien comprendre avec le changement climatique, c’est que lorsque l’on transgresse les frontières, il n’y a pas de douaniers, personne ne vous le dit, et s’il n’y avait pas les sciences de l’environnement, les sciences du climat, on ne comprendrait même pas ce qu’il se passe. C’est le piège de l’environnement : on fait des bêtises, pas de problèmes, et puis quelques décennies plus tard, les problèmes arrivent, ils s’intensifient et ils ouvrent sur des changements irréversibles. Quand je parle de biodiversité, l’irréversibilité ne se mesure pas en milliers ou dizaines ou centaines de milliers d’années, – pour revenir au degré de concentration des gaz à effet de serre c’est à peu près 100 000 ans – mais en millions d’années.

La deuxième conséquence est un changement du régime général des pluies, c’est-à-dire pour résumer que là où il pleut peu, il va encore pleuvoir moins, et là où il pleut beaucoup, il va pleuvoir encore plus. La troisième, c’est l’augmentation des phénomènes extrêmes. Il y a tout d’abord des vagues de chaleur l’été qu’on ne connaissait pas autrefois. Regardez un vieux guide bleu des années 50, il vous dira « l’Europe de l’Ouest c’est un climat tempéré, et des températures situées entre 24 et 26°C l’été c’est le rêve ! » Ça c’est totalement fini. Ensuite, les cyclones en eux-mêmes ne sont pas plus nombreux, mais le nombre qui atteignent la catégorie 5 est beaucoup plus élevé. On s’interroge même sur le fait de devoir créer une catégorie 6, tout simplement parce que maintenant, des rafales de vent entre 340 et 400 km/h deviennent un phénomène fréquent. Peu de constructions résistent, on est très proche du souffle d’une bombe. Pour l’un des derniers cyclones en date, Ophélia, quand on regardait les modélisations qu’on trouvait sur les sites des laboratoires et qui circulaient sur Twitter, elles s’arrêtaient aux deux-tiers, parce qu’évidemment, aucun modèle n’avait prévu qu’on aurait des cyclones à la hauteur de l’Angleterre et de l’Irlande. Enfin, la quatrième conséquence très importante, phénoménale pour les architectes, c’est l’élévation des niveaux des mers. Le GIEC va sans doute la réévaluer dans son prochain rapport. Le dernier papier rédigé par James Hansen, qui ne s’est jamais trompé, avec Valérie Masson-Delmotte, une grande climatologue française, montre que lorsqu’on approche des 2°C dans le passé du climat de la Terre, les glaces passives qui entourent l’Antarctique fondent, et qu’à partir de ce moment-là les glaces qui sont à l’aplomb des montagnes vont descendre beaucoup plus rapidement. On a eu dans le passé des élévations des niveaux des mers de 4 à 5 m en quelques décennies dues à ce phénomène des glaces passives. Sur une carte de la France, 4 à 5 m dans un siècle, c’est évidemment gigantesque. On aura de toute façon des problèmes de migrations, et les architectes auront du travail parce qu’il faudra reconstruire à certains endroits, mais pas forcément dans des conditions absolument optimales.

L’irréversibilité et l’imprévisibilité des effets sur le long terme

Météo France a sorti une étude, publiée dans une revue scientifique en juillet 2017, qui est assez intéressante parce que quand on parle de moyennes, on ne saisit pas ce que cela signifie en terme d’écart. Par exemple, avec une élévation moyenne de la température de 3,7°C à la fin du siècle, ce qui n’est pas impossible malheureusement, vous pouvez le doubler pour la France et au moins le tripler pour les hautes latitudes. Par exemple, on a connu des vagues de chaleur en Arctique, l’an dernier au printemps, de 20°C de plus que les normales. En France, cela donnerait des pointes de chaleur l’été en France, et pour l’est du pays, possiblement des températures de 55°C. Regardez le bâti d’aujourd’hui à Nancy : on aura quelques problèmes. Avec la même moyenne planétaire, pour la péninsule Arabique et l’arc Indo-pakistanais – 1,5 milliards d’habitants aujourd’hui – il y aura une période assez longue en été où les capacités de transpiration du corps humain seront saturées, c’est-à-dire que quelqu’un de jeune et en bonne santé comme vous meurt en une dizaine de minutes parce qu’on ne peut pas totalement respirer. Avec de telles températures, outre les humains, ce sont les plantes et notamment les céréales qui vont être affectées. Quand il y a des vagues de chaleur, toutes les plantes ferment leurs stomates. Elles captent donc moins d’énergie dans l’atmosphère, et le peu qu’elles récupèrent, elles ne vont pas le mettre dans les graines ou les fruits, mais dans la racine pour survivre. Ces histoires de climat ne sont pas anodines.

D’autres phénomènes sont les perturbations du cycle d’azote, du phosphore, des problèmes d’eutrophisation des zones marines qui meurent, le sur-usage des sols, la déforestation qui explose ces dernières années… Vous aurez bien compris que ce n’est pas tout à fait génial. Et si vous rajoutez aussi à cela l’acidification des océans, vous prenez le vivant en tenaille parce que cela veut dire qu’on s’attaque aux micro-organismes, c’est-à-dire à l’origine de toute la chaîne du vivant.

Conclusion : Vers un possible scénario d’effondrement

Je vous invite à lire un article que Le Monde a publié il y a une dizaine de jours : la situation est tellement grave que plus de 15 800 scientifiques ont lancé un cri d’alarme. Conséquences ? Rien, en tout cas franchement très peu de choses. On est sur une sorte de rouleau compresseur inertiel, et je ne vois pas bien ce qui va pouvoir l’arrêter. Un des scénarios possibles aujourd’hui est celui de l’effondrement. On ne veut rien entendre, on ne va en rien déranger nos habitudes. Ce n’est pas que l’on ne fasse rien, vous connaissez l’accord de Paris, mais disons que ce qu’on fait est peu, et en tout cas n’est pas contraignant.

Comment pourrait-on faire pour limiter le réchauffement à 2°C ? Aujourd’hui, 80% de nos énergies sont toujours tirées des fossiles, le photovoltaïque et l’éolien ne représentent que 3% à l’échelle mondiale de l’énergie produite. Vous avez 7 600 centrales thermiques qui fonctionnent dans le monde, et au moins 1 000 en construction, avec des accords entre la Chine, le Pakistan et l’Afrique du Sud pour continuer à en construire, alors que nous n’en construisons plus chez eux pour des raisons sanitaires. Vous avez des accords pour le pétrole de l’Arctique entre la Chine et la Russie… La machine est vraiment lancée à pleine vitesse et cela va être très difficile ne serait-ce que de la ralentir.

Que signifierait la ralentir ? On émet chaque année 52 milliards de tonnes de CO2 ou d’équivalent CO2 dans l’atmosphère, et il faudrait pratiquement ne plus rien émettre en 2050, donc dans à peine plus de 30 ans. Pour le faire, il faudrait dès 2030 au pire avoir diminué les émissions de 10 gigatonnes, tout ça avec un PIB mondial et une démographie qui continuent à croître. Puis en 2050 on n’émet plus rien, on utilise encore un petit peu de fossiles, et on capte à la source. À la deuxième moitié du siècle, on se met à produire de l’électricité en masse avec de la biomasse (les plantes, du bois…) et je ne vous parle pas des relations avec la biodiversité, c’est un exercice qui n’est pas forcément compatible et qu’en plus on ne sait pas faire. Évidemment, les plantes pompent dans l’atmosphère et il y a de quoi faire, et puis elles stockent. Mais on n’a aucune technique qui nous assure la fiabilité au long cours du stockage, ni l’acceptabilité sociale. À cela vous ajoutez une inertie du système. Mais si je regarde les choses de manière plus simpliste, par intuition, je me dis qu’on va pouvoir y arriver. Parce que le bâti, c’est la moitié grosso modo des émissions, et là on saurait faire un certain nombre de choses. Une très belle étude qui est sortie cet été nous dit qu’on a deux chances sur cent de parvenir à ne pas dépasser les 2°C, ce n’est pas très engageant, mais en tout cas il faut faire tout ce qu’on peut pour y arriver.

On est dans une phase de l’histoire humaine qui est très particulière. On s’est cru très longtemps hors de la nature, c’est la conception moderne de Copernic à Newton et jusqu’à la physique de la fin du XIXe, on s’est cru à l’extérieur, et on pensait que lorsqu’on agissait sur la Terre, on agissait sur un point donné, on jouait sur quelques mécanismes pour obtenir un effet circonscrit dans le temps et dans l’espace. La seconde moitié du XXe siècle nous a montré que l’effet n’est pas du tout circonscrit, qu’il n’est pas toujours prévisible, qu’il peut se produire longtemps après et là où on ne l’imaginait pas. Et puis on a fini par comprendre qu’on n’était pas à l’extérieur mais on était à l’intérieur d’un système, sur lequel nous avons agit massivement : c’est ça l’Anthropocène. Et le système réagit tout aussi massivement. Il n’y a pas de maîtrise, toute action suscite une réaction. Voilà en résumé la situation dans laquelle on se trouve. Alors vous imaginez que la conséquence de cela touche de façon directe les futurs architectes, parce que cela rend de façon générale l’habitabilité de la Terre plus difficile. Et votre travail, c’est de nous permettre d’habiter. Vous allez devoir exercer un métier qui, par certains côtés, va heurter l’évolution générale du système qui nous accueille et qui nous permet de vivre.

Échanges avec les étudiants et le public

Intervention #1

J’ai une question qui touche le développement durable. Quand vous avez abordé la question des énergies renouvelables, vous avez justement évoqué le photovoltaïque. Cela me semble poser question. C’est une technique qui repose sur des matériaux qui sont quand même très polluants et, je ne suis pas expert dans le domaine, mais il me semble que le stockage de l’électricité pose aussi question : une batterie, c’est une réaction chimique. N’est-ce pas juste une sorte de mirage énergétique ou est-ce que c’est quelque chose qui pourrait évoluer? 

Dominique Bourg

On touche effectivement ici un point très sensible et une haute « illusion du public », c’est-à-dire faire croire que lorsque l’on se passera des fossiles, on aura autant d’énergie, et je n’en crois pas un traître mot. Ce qu’il faut d’abord bien comprendre, c’est que nous autres humains, nous ne sommes pas capables de produire de l’énergie : c’est le premier principe de la thermodynamique, l’énergie est constante dans l’univers et on ne la produit pas. Nous sommes simplement capables de capter de l’énergie et on la capte avec deux choses : des matériaux et de l’énergie. Et donc toute source d’ « énergie » nous renvoie à une certaine forme de ERoEI, énergie – émission, c’est-à-dire qu’en fait tout processus de captation d’énergie est toujours lié à un ratio entre l’énergie que je parviens à capter et celle que j’ai dû mobiliser pour la capter.

Prenons le pétrole : dans les années 1950-60, dans les très grands gisements en Arabie Saoudite, pour un baril investit, on en retirait 100. Le ERoEI était donc de 100. Cela n’a pas duré. Aujourd’hui, même dans les gisements encore faciles à exploiter, on est assez proche de 20, ou maximum 30. Quand on va vers des énergies plus difficiles à exploiter, par exemple les sables bitumineux d’Alberta au Canada, 1 baril investit ne permet d’en récupérer qu’entre 4 et 5. Cela n’a vraiment plus rien à voir. Ces 4 à 5 correspondent à l’énergie utilisée pour l’extraction, mais il faut aussi des infrastructure, du transport, du raffinage, ce qui signifie que quand 1 baril est investit, seul 2 ou 3 sont récupérés. En Europe, la production l’éthanol à partir de céréales, c’est 1 à 2 de récupéré pour 1 investi.  S’ils sont utilisés dans les réservoirs des voitures, c’est absurde, s’ils sont mis dans un  tracteur, cela ne l’est pas.

Le solaire photovoltaïque utilise évidemment des matériaux, dont des rares et des semi-précieux qui sont très polluants. Certaines techniques permettent de réduire leur quantité, mais il ne semble pas qu’on puisse la réduire totalement. Du côté des métaux, on n’est pas très loin de la situation des ressources halieutiques, il faut parfois maintenant aller les chercher à 1 km voire plus sous le sol, avec un degré de concentration du métal dans le limon qui est très faible. Il y a donc deux raisons d’excaver plus : vous devez aller plus profond, et pour la même quantité de métal vous devez excaver plus de matière encore. On est sur des taux exponentiels de consommation d’énergie pour les activités d’extraction aujourd’hui. Les ressources extractives en cuivre, un métal qui n’est pas un semi-précieux ou rare, ne seront pas suffisantes pour équiper une planète en 2050 avec 10 milliards d’hommes avec un niveau équivalent à celui de la ville de Nancy. Une éolienne classique nécessite 600 kg d’aimant avec du néodyme, du dysprosium, du fer, etc.. Le coût énergétique et environnemental est énorme. Le renouvelable, c’est aussi l’industrie, avec un impact énergétique et matériel identique à n’importe quelle autre industrie. Ensuite, il faut ajouter le transport de l’électricité lui-même qui est énergivore, et le stockage qui l’est lui-aussi.

Cela ne donne pas un avenir très évident : on va devoir habiter sur une Terre qui nous sera plus hostile, avec des ressources vivantes, mais aussi en eau et en métaux qui seront beaucoup moins abondantes. Le seul moyen de nous en tirer ce serait une diminution de la démographie. Si elle commence à retomber à partir de la seconde moitié du siècle, on peut très vite arriver à 4 milliards d’individus, puis très vite à 1 milliard, ce qui fera que les choses seront beaucoup moins difficiles. Là, nous sommes au moment le plus dur : nous allons être extrêmement nombreux, tout commence à nous tomber dessus. Il va y avoir un certain nombre de décennies qui seront beaucoup plus difficiles que les autres. Et personne ne veut entendre parler de tout ça.

Thème #1 : « L’architecte est une machine énergétique hallucinante : il contrôle 40 000 fois ses propres besoins ! »

Nous nous sommes questionnés sur l’impact de la construction sur l’environnement, et donc par conséquent sur la responsabilité des concepteurs et notre capacité à développer des solutions. Nous sommes partis d’un constat : l’empreinte écologique de la construction est forte, elle transforme les paysages localement mais aussi à l’autre bout du monde, puisque nous faisons venir certaines ressources de très loin. Celles-ci s’épuisent également, notamment le sable, important pour fabriquer le béton. Cela pose directement la question suivante : pendant combien de temps va-t-on pouvoir continuer à construire comme on le fait? Sans compter qu’en France, on a constaté qu’il y a encore une hausse de la demande en logement à laquelle s’ajoute les dérives de la spéculation immobilière, qui produisent aussi des problèmes d’augmentation des prix, de dettes, de krachs boursiers. Nous nous sommes ensuite demandés quels étaient les freins qui nous empêchaient de penser des nouvelles solutions plus innovantes et plus respectueuses de l’environnement. Il y a d’abord la question des normes dans la construction, qui sont très strictes et qui empêchent l’innovation. Il y a ensuite le lobbying réalisé par les fabricants de matériaux. Il y a surtout un blocage au niveau culturel, puisque aujourd’hui, on a tous envie de neuf, d’high-tech, d’innovant…

Nous avons malgré tout constaté que des solutions se développent petit à petit : on redécouvre d’anciennes manières de construire, notamment avec le réemploi des déchets, une solution particulièrement intéressante puisque c’est une ressource qu’on a en très grande quantité et dont on ne sait que faire. Il y a aussi la question du vernaculaire, avec la redécouverte de méthodes de construction avec les savoir-faire et les matériaux disponibles aux alentours, sans coût de transport important et où l’on implique les acteurs locaux. Et enfin il y a aussi de plus en plus l’implication des futurs habitants dans la construction et dans la conception, qui permet aussi de mettre en œuvre des manières de construire alternatives.

Dominique Bourg

Vous pointez effectivement quelque chose de tout à fait fondamental sous plusieurs aspects. L’immeuble dans lequel j’enseigne, un immeuble avec un référentiel Suisse énergie +, ne marche pas mal, mais le problème est qu’il est bourré de métaux semi-précieux. D’autres exemples sont plus intéressants. La ville de Paris s’interroge beaucoup sur le fait de reconstruire en pisé. Avec le Grand Paris, elle va devoir refaire les réseaux de transports, et elle va être confrontée à une masse de remblais énorme qui pourrait permettre de construire des immeubles en pisé dans une démarche d’économie circulaire.

Vous avez parlé du sable, qui devient un problème épineux : on a pratiquement raclé toutes les rivières, et on ne peut utiliser le sable des déserts, car avec l’érosion, il perd son caractère abrasif et ne peut pas avoir les mêmes usages industriels. Dans certains pays, par exemple au Maroc, il y a même des contrebandes de sable. La ville de Genève a mis en place une loi, la loi Ecosite qui date du début des années 2000, et qui oblige pour les immeubles publics d’avoir au moins 50% de béton recyclé. Il a fallu faire des projets pilotes pour montrer que cela marchait très bien. En tant qu’architectes, vous devez vraiment vous intéresser à l’économie circulaire. Avec l’effondrement dont je parlais tout à l’heure, dont un des aspects est la chute des effectifs démographiques, on va peut-être se retrouver un peu comme les Romains : Rome a compté jusqu’à 1 million d’habitants pendant plus d’un siècle, pour un Empire qui en comptait 60. Puis au VIIIe siècle ap. J.-C. ce n’est plus que 10 000 à 12 000 habitants, et donc en fait, une grande partie de la ville est transformée en carrière. Allez savoir si dans votre existence vous n’allez pas vivre dans des villes dont une partie redeviendra une forme de carrière.

Un autre enjeu fondamental est celui de la lutte contre la chaleur, qu’on intègre à la limite plus que le froid. Si le Gulf Stream redescend, nous aurons des chauds-froids. Il faut que le bâtiment soit habitable l’été et l’hiver avec un surcroît de dépenses énergétiques minimal, sans aller chercher des matériaux trop loin… Le boulot ne va pas être simple ! C’est dès maintenant qu’il faut vous y préparer. Si vous pensez que dans toute votre carrière vous allez bâtir comme aujourd’hui, moi j’ai des doutes.

Thème #2 : « Ramener du sens dans la pratique de l’espace : la sobriété généreuse »

Nous avons travaillé sur le concept de « sobriété généreuse », comme une solution du point de vue de l’architecte. Cette « sobriété » pourrait se définir par une absence de superflu dans la conception, qui serait remplacée par un investissement dans le sens, et qui provoquerait dans l’architecture des richesses d’expériences sensorielles, qui seraient gérées par une conception raisonnée, avec une mise en premier plan des relations usage/architecture/nature. Cela nécessiterait bien sûr une capacité de l’architecte à transcender les enjeux qui sont ceux de la commande aujourd’hui.

Nous avons exploré quelques pistes : les rencontres et les rapports qu’elles créent dans la conception ; les usages à travers un investissement dans le sens des dispositifs architecturaux plutôt que dans du matériel ; la nature et la mise en œuvre des matériaux qui au-delà d’une gestion durable peuvent être vus sous l’aspect de faire perdurer des savoir-faire locaux, donc aussi de faire perdurer le sens du lieu, en se plaçant en opposition avec l’uniformisation de l’architecture qui se passe aujourd’hui ; la mise en rapport avec l’environnement, le paysage. L’idée de cette « sobriété généreuse », que nous avons essayé de définir, ne se place pas seulement du point de vue de l’architecte, mais aussi de celui de toute l’équipe de construction (l’artisan, le constructeur…) et de la commande. Il peut en effet y avoir aussi des remises en question de la commande, avec des solutions comme par exemple la mutualisation de plusieurs programmes…

Dominique Bourg

L’habitat coopératif va dans le sens de ce que vous proposez. En Suisse, c’est assez développé : dans un immeuble, vous avez des locaux dont les destinations sont multiples au gré de l’évolution des habitants, et même parfois aussi des immeubles multifonctionnels, avec un centre de méditation, une salle de danse, etc. L’architecture participative est aussi une démarche dans laquelle l’architecte ne construit pas tout seul, mais dans l’adéquation à ce que les gens souhaitent, veulent, en fonction des contraintes. Autre chose qui m’avait beaucoup intéressé dans le Japon traditionnel, c’est qu’on refaisait les temples tous les 25 ans, non pas parce qu’ils s’abîmaient, mais pour que chaque génération garde le savoir-faire. C’est nécessaire pour qu’il ne se perde pas. J’ai trouvé cette idée magnifique parce que je n’aime pas le terme « développement durable », et il y a l’idée  d’harmoniser contrainte matérielle et aspect de sens, et là on a vraiment les deux.

Émeline Curien

Vous venez de dire que vous n’aimez pas le terme de « développement durable », peut-être pouvez-vous nous en expliquer les raisons ?

Dominique Bourg

Je le déteste effectivement ! C’est une expression qui apparaît dans les années 80, qui a ses fondements dans le sommet de Stockholm en juin 1972, qui a été très à la mode avec le rapport Brundtland paru en 1987, et qui l’est grosso modo restée jusqu’au début des années 2000. On continue encore à parler de « développement durable », alors que les principes du rapport Brundtland sont déjà loin. Les deux objectifs du « développement durable » étaient de réduire nos impacts globaux et de réduire les inégalités. Ce « développement durable » a-t-il réussi ? C’est un échec cuisant, c’est-à-dire qu’on a fait rigoureusement l’inverse, on a fait exploser tous les impacts globaux et on a fait exploser les inégalités. En fait, le « développement durable » est un mot valise, il fallait que tout le monde le suive, il fallait donc qu’il soit extrêmement imprécis. La définition canonique est « le mode de développement qui permet aux générations présentes de satisfaire leurs besoins sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs ». C’est une grande innovation, mais vous pouvez l’entendre de façon très différente et évidemment on l’a entendu de la plus mauvaise manière qui soit et on en voit les résultats.

En revanche, si vous regardez du côté des Anglo-saxons, ils n’utilisent plus « développement durable », ils parlent de « sustainability ». Faisons pareil, parlons de « durabilité ». On a alors deux manières d’entendre ce concept qui sont très différentes mais qui ont le mérite d’être très claires. On a la « durabilité faible », c’est-à-dire qu’on dit que toutes nos activités humaines économiques détruisent du capital naturel, mais ce n’est pas un problème, parce qu’on va substituer au capital naturel détruit du capital technique. « Il n’y a plus de soie, ok, il y a le nylon ! ». En fait ça ne marche pas. Concernant par exemple les ressources halieutiques, les techniques ne sont jamais que des intermédiaires, on ne va jamais substituer le moindre capital technique à du capital naturel. On substitue une technique à une autre pour aller chercher un compartiment du capital naturel que l’on ne savait pas exploiter, cela n’a rien à voir. Et puis il y a la « durabilité forte » : on est face à des systèmes physiques, les limites planétaires, il faudrait qu’on arrive à inverser les tendances pour au moins ne plus exagérer et ne plus aggraver la situation (on ne reviendra jamais au vert, en tout cas pas avant des centaines de milliers d’années). La « durabilité forte », c’est préserver autant que faire se peut, du moins ce qu’il en reste, les grands équilibres du système Terre. C’est pour cela que je n’aime pas l’expression « développement durable » parce que l’on ne sait pas trop ce qu’elle veut dire et on l’a vraiment tiré du côté de la « durabilité faible », ce qui a toujours existé : c’est l’industrie tout simplement.

Thème #3 : « L’éthique architecturale à l’épreuve de l’immédiateté de sa production »

Nous nous sommes intéressés à la question de la vitesse, de la rapidité, comme quelque chose qui régit notre manière de vivre. Paul Virilio parlait de cette violence de la vitesse, et on la retrouve particulièrement en architecture : la rapidité du chantier, les problèmes de durabilité… Nous avons surtout décidé d’aborder la question de la rapidité dans la phase de conception. Aujourd’hui, l’architecte a divers outils à sa disposition : des outils informatiques, des logiciels… qui lui permettent de concevoir très vite. De ce fait, le public attend cela : un client par exemple pour une maison s’attend à ce que les plans soient prêts en deux semaines maximum. Nous trouvons que cela est très dangereux pour le travail d’architecte, parce que c’est très réducteur. Faire de l’architecture demande de prendre en considération plusieurs facteurs, les usages… Et le fait d’avoir cette violence d’immédiateté oblige à faire des choix rapidement et à sacrifier des principes et des valeurs au nom de la rentabilité économique. On conçoit finalement des objets de consommation, des produits. Les gens ont des produits et consomment leurs habitats, ils consomment leurs lieux de vie. Nous avons pensé à se baser sur des aspects autres que la rentabilité économique et financière, et que les attentes peut-être trop superficielles du public, et penser la rentabilité de manière plus vaste : l’architecte va bientôt être confronté à plusieurs questions, que ce soit avec l’arrivée des réfugiés de guerre, des réfugiés climatiques, le développement démographique… Il va lui falloir, dans cette urgence-là, prendre justement son temps pour pouvoir réfléchir et trouver les bonnes solutions. Et si cette notion de rentabilité est aussi importante, peut-être pouvons-nous essayer de l’élargir pour penser une rentabilité environnementale et sociale et surtout essayer vraiment d’opérer un changement de paradigme dans notre manière de vivre, et pas seulement de manière technique.

Dominique Bourg

Vos réflexions m’enchantent. On a fait avec l’architecture exactement ce qu’on a fait avec la culture, c’est-à-dire que, pour le dire vite, on a universalisé et on a abstrait les choses. On a fait ce qu’on appelle « la révolution verte » en agriculture, on fait abstraction du sol, on fait abstraction des conditions climatiques, et on veut avoir les mêmes variétés partout sur Terre pratiquement, et c’est précisément ce qui permet de produire plus, en masse, etc., et de ne pas du tout tenir compte de la spécificité des lieux. Le temps est lié à la simplification : on simplifie en standardisant, en universalisant. Et bien en architecture c’est pareil, vous avez un bulldozer qui arase le lieu, qui vous a fait un truc plat, peu importe qu’il y ait des collines, vous n’avez même pas à vous déplacer vous le savez à l’avance, et tout est à l’avenant. Par exemple, pour le couvent de l’Arbresle[1] près de Lyon on neutralise le sol par des piliers. Et les petites cellules qui étaient au départ conçues pour que les étudiants dominicains travaillent sont toutes faites par Le Corbusier sur le nombre d’or, mais on ne peut pas y mettre un livre. Sur la partie arrière, il y a des sortes de toutes petites loggias, avec sur la partie extérieure des galets, et justement le chemin en bas est plein de cailloux mais l’architecte n’est pas allé les chercher là, pour des raisons économiques, il est allé chercher des cailloux pour les traverses de chemins de fer. Il y a de très belles choses par ailleurs, mais on a quelque chose qui est totalement indépendant du lieu et il s’est même, d’une certaine manière, affranchi des contraintes de la vie d’un apprenti dominicain.

En ce moment, je suis en train de m’occuper d’une commission au Ministère de l’Écologie sur la robomobilité. Et j’en sors avec les bras complètement en bas : cette robomobilité, on la vend aux gens parce que Google l’a inventée et leur vend : vous mettez un boîtier dans votre voiture et puis vous commencez à lire le journal. C’est totalement faux : pour que la robomobilité fonctionne, il faut que vous ayez un équipement informatique tout au long de toutes les chaussées, il faudrait très probablement que l’on mette une puce dans chacun de nous parce que, pour le moment, les logiciels ne font pas la différence entre vous et un pigeon, ce qui peut être dangereux. Donc si vous voulez être vraiment identifié comme un individu humain qui traverse la route, vous devez avoir une puce. Ensuite quand on dit « bah non, le chauffeur va rester, il va intervenir », c’est idiot : si le système s’installe et si on en prend l’habitude, et que vous êtes en train de lire le journal et que d’un coup ça sonne partout – gling gling gling gling, il y a un piéton qui traverse – on n’a pas le temps de réagir. Donc en fait un système automatique ne fonctionne que si tout est automatique. Pour le moment on ne sait pas encore faire, mais en fait pour que ça puisse se faire dans les conditions de sécurité, il va falloir que vous divisiez la voirie, pour en avoir une spécifique pour les voitures autonomes. Si on avance dans cette histoire de robomobilité, il faudra aussi des feux rouges pour envoyer un signal à la voiture. C’est énorme en termes de réseaux à construire, avec des coûts gigantesques. Si on le fait, on ne va pas adapter la ville aux changements climatiques, c’est-à-dire la végétaliser, faire des écosystèmes qui traitent l’eau de pluie, qui assainissent l’eau, etc., c’est une révolution énorme sans laquelle on ne pourra pas faire face aux vagues de chaleur. Je ne vois pas comment on fait les deux à la fois, et en fait je ne vois pas du tout l’intérêt de la robomobilité pour tout dire franchement.

Un autre enjeu lié à votre travail d’architecte est l’intelligence artificielle et ses algorithmes qui sont partout. Le Ministère de la Justice américain utilise par exemple un algorithme pour identifier l’individu qui a le moins de chance de faire de la récidive, celui donc que vous allez libérer. Alors évidemment, comme c’est un algorithme, il fait des rapports entre plein de choses, ce qui donne le résultat suivant : celui qui préfère la soupe au pain a moins de chance d’être récidiviste. Comment voulez-vous fournir une justification ? Ce sont des sortes de boites noires. Quand on rentre dans ce que l’on appelle le « deep learning » – une intelligence artificielle, où les règles au départ ne sont jamais changées mais où, en revanche, le logiciel peut introduire des règles à un second niveau – au bout d’un moment, une fois qu’il a appris, on ne sait plus pourquoi il fait ceci ou cela. Et certains de ces logiciels sont racistes, d’autres sont sexistes, et on ne sait pas pourquoi. Il faut se méfier et être très vigilant, parce que cela ne va peut-être pas durer longtemps pour des questions de matériaux, mais on va avoir au moins 10 – 20 ans où on va vouloir forcer la société dans ce sens-là. Et cela devient grave, parce que la logique de l’automatisation est une logique radicale. Autrefois, un chauffeur de taxi avait un vrai savoir-faire, il connaissait parfaitement sa ville, toutes les petites rues etc., il n’était pas substituable au logiciel. Aujourd’hui, il utilise TomTom, et il devient du coup facilement automatisable. Mais imaginez que le juge devienne automatisable, que le gardien de prison devienne automatisable, que l’architecte devienne automatisable, qu’allez-vous faire ? Ce sont des trappes de destruction psychique. On n’a pas de chance aujourd’hui, on se paie notre environnement et on se paie cette révolution-là, dont certains aspects peuvent être intéressants, mais d’autres sont quand même plus sujets à concertation.

En parlant d’accélération, on peut citer aussi Hartmut Rosa, le sociologue qui a travaillé là-dessus. Mais avec les questions que vous posez, vous avez un fil de tricot, et si vous tirez vous allez en tirer d’autres parce que c’est un des fils essentiels, qui permet de réfléchir au sens de votre métier.

Thème #4  « La relation de l’Homme à la technique et ses conséquences sur l’architecture »

Nous nous sommes intéressés à la relation entre l’Homme et la technique. Nous avons essayé d’établir un lien entre l’architecture et la technique, mais nous avons d’abord eu des difficultés à définir la technique. En général, on la conçoit comme la relation qu’une société entretient avec les outils et les compétences qui sont à sa disposition. Premièrement nous avons essayé d’établir les avantages que la technique constitue pour un architecte. Elle permet d’optimiser le temps consacré au travail et à la production, à travers par exemple des éléments préfabriqués, et donc d’avoir un gain économique. Elle permet aussi de faire évoluer les techniques de travail, nos savoirs, à travers par exemple le partage de données grâce à tout ce qui est informatisé. Elle permet une diversification nouvelle au niveau des types de construction, qui deviennent pour certaines plus performantes : des portées qui deviennent plus grandes par exemple. Mais à côté de cela, il y a beaucoup d’aspects négatifs de la technique sur le métier d’architecte. Il y a déjà certaines techniques ancestrales et des savoir-faire qui étaient transmis de génération en génération et qui sont en train de disparaître, des artisans qui commencent à disparaître avec leurs savoir-faire. Mais il y a aussi les petites entreprises d’architecture qui commencent à disparaître : avec la mondialisation, de grandes firmes sont en train de prendre le dessus sur le marché, elles ont une main d’œuvre plus qualifiée parce qu’elles ont plus de moyens, elles ont aussi beaucoup plus de personnes à leur service. Cela a beaucoup de répercussions, notamment sur l’identité architecturale : il y a une perte progressive de la spécificité et de la singularité dans le travail. Par ailleurs, le BIM (Building Information Modeling) – une technique qu’on utilise actuellement en architecture – permet aux architectes de travailler simultanément sur une même plateforme avec les ingénieurs et les entrepreneurs. C’est positif du point de vue de l’efficacité et de la facilité de son utilisation, de la précision aussi qu’elle offre dans le travail, mais d’un autre côté, cette technique devient de plus en plus accessible au public remet par conséquent notre propre métier et notre propre discipline en question, elle met en péril la fonction même de l’architecte. N’importe qui aujourd’hui peut créer sa propre maison sur un petit logiciel et dire qu’il sait faire, sans pour autant avoir un savoir.

Dominique Bourg

Je suis un peu réticent par rapport à votre définition de la technique. Vous avez défini la technique comme des outils et comme des compétences, mais vos outils sont faits de quoi et ils sont faits pour travailler avec quoi ? La technique est essentiellement un intermédiaire, entre nous et nous-mêmes, entre nous et les autres, et entre nous et le monde, c’est-à-dire que c’est ce par quoi on s’insère ou on aménage ou on transforme le monde autour de nous. De ce fait, l’architecture est « la » technique par excellence, la première des techniques, la plus importante des techniques. Les premiers ouvrages et les premières techniques au sens d’outils, c’est pour l’architecture d’une certaine manière. La définition que vous avez donné est un peu réductrice, elle oublie la fonction d’intermédiation des techniques quelles qu’elles soient. Aujourd’hui, on a une vague technologique, qui était en préparation depuis longtemps mais qui connaît une accélération fulgurante, en lien avec la numérisation qui change tout. Et c’est en relation avec l’explosion des inégalités. Aujourd’hui, le chiffre d’Oxfam nous apprend que les huit personnes les plus riches au monde ont accumulé en fortune l’équivalent des revenus annuels de 3,6 milliards de personnes, 8 / 3,6 milliards, et c’est grâce à « la magie du numérique ». C’est-à-dire que le numérique permet une concentration extraordinaire : un minimum d’acteurs peuvent offrir un service pour un maximum d’utilisateurs. Nos gouvernants ont encore du mal à bien voir et à bien tout comprendre ces enjeux. Il y a une loi en préparation sur le numérique, mais c’est quelque chose de très compliqué. Ce que l’on appelle la mondialisation est souvent un sous-aspect de la numérisation, les deux vont ensemble et c’est effectivement une menace extrêmement importante. Il faut trouver les bonnes manières de réagir, et pas seulement en se cramponnant sur ce qu’on a fait.

Thème #5 : « Les Hommes et leurs milieux »

Nous avons travaillé sur le rapport qu’entretenait l’Homme à son environnement : comment une société construit son rapport à l’environnement et comment elle l’organise ? Nous sommes parti d’un constat : ces dernières décennies, il y a eu une transformation du lien entretenu par les Hommes avec leurs milieux. Sur ce sujet, deux aspects nous ont semblé importants : premièrement la médiatisation de la nature et du paysage, deuxièmement du point de vue de l’industrialisation et de la standardisation des processus constructifs et des façons d’habiter.

D’abord, la mise en image de la nature, avec la notion de paysage qui est apparue au XVIIIe siècle, a créé une distanciation par rapport à ce qui étaient la nature et l’environnement. Le cliché, la carte postale, viennent donner une image figée d’un territoire, d’un lieu, d’une identité, et transforme le rapport à l’environnement. En parallèle, la société s’industrialise et se standardise : l’uniformisation des processus constructifs entraînée par l’industrialisation d’éléments transportés à l’autre bout du monde pour construire une architecture qui va être toujours la même partout dans le monde et parallèlement une uniformisation des façons d’organiser et d’habiter les villes. On voit que, entre Dubaï et New-York par exemple, il y a une façon similaire de fonctionner par zoning et de gérer les flux de mobilité. L’urbanisme se construit sans tenir compte de la qualité des terres, une qualité intrinsèque de l’environnement sur laquelle on pourrait fonder un urbanisme nouveau. Vous parliez également de la numérisation, qui permet à un individu français d’être en lien, en une seconde, avec un asiatique, avec un américain, etc., et qui interroge ce qu’est le lieu, le territoire dans ce monde numérisé qu’on découvre au XXIe siècle.

Pour envisager des solutions, nous avons travaillé sur un architecte en particulier, qui pratique en Suisse dans les Grisons, et qui s’appelle Gion A. Caminada. Il a une pensée qu’on pourrait qualifier écosophiste, c’est-à-dire qu’il replace l’Homme au centre de son environnement par un travail sur la localité, sur la conservation des spécificités du lieu dans lequel il s’inscrit. Il est installé dans un petit village et il fait travailler les habitants, les artisans locaux, en essayant de dynamiser les savoir-faire qui parfois se sont perdus. Écologiquement, il travaille avec des matériaux issus du territoire aux alentours, le bois extrait des forêts locales, tout cela dans une volonté de reconfiguration de la société en elle-même, de cette micro-société.

Dominique Bourg

Je ne connais pas cet architecte, mais la Suisse est dans une situation un peu paradoxale. Les Grisons est la partie du pays la plus conservée, et sans doute la plus conservatrice sur certains plans. Au contraire, la région où j’habite est complètement mitée. A la limite, la France reste un des pays où il y a une grande proportion de surfaces non bâties, et cette idée grisonne aura peut-être plus d’avenir en France qu’en Suisse.

Vous ouvrez la question du retour au sol. Dans la ville traditionnelle, par exemple la ville médiévale, il y a énormément de jardins. En fait, la ville est construite sur de très bonnes terres qu’on utilise dans le temps : il n’y a pas de « bétonisation » et les espaces ouverts sont extrêmement nombreux. Ce n’est donc pas la même négation du sol. Au contraire, dans certaines formes d’urbanisme aujourd’hui, on veut y revenir, on veut ré-écosystémiser la ville. Certains écosystèmes ont des propriétés complètement folles : de traitement des eaux, de captation dans les milieux des métaux, etc. Je vous invite à lire le livre d’Isabelle Delannoy qui s’appelle L’économie symbiotique[2], dans lequel il y a pour les architectes quelques idées intéressantes. Elle appelle de ses vœux une révolution liée au vivant, c’est-à-dire qu’il faudrait à la fois qu’on apprenne à bio-sourcer ce que l’on produit, mais en même temps imiter le fonctionnement de la nature dans son côté plus symbiotique, plus horizontal, moins hiérarchique, etc. Quant aux zoning et au flux de mobilité, je dirais qu’une transformation est en cours : des grandes chaînes de très grandes distributions notamment aux États-Unis s’effondrent, et la rentabilité d’un groupe comme Carrefour est en train de chuter. Le modèle tout voiture avec des hyper-surfaces à l’extérieur est en train de s’effondrer, pour des raisons qui sont liées à la mobilité des marchandises, à la manière dont on la conçoit, à l’arrivée des drones, à l’arrivée du net, au commerce par correspondance. Ce modèle qui a presque un demi-siècle est vraiment à bout de souffle. Et puis il y a d’autres raisons : la végétalisation de la ville, les jardins urbains, le retour du maraîchage, l’arrivée de la permaculture. La réaction du groupe Auchan, a été de faire des milliers de m2 près de Roissy, à la fois pour faire ses courses et du ski comme à Dubaï, des programmes qui s’effondrent déjà aux États-Unis. L’époque dans laquelle on vit met en concurrence deux récits. Le « récit transhumaniste » – vous allez devenir immortel, et vous allez avoir le même problème que Dracula avec un ennui assez profond, l’idéal de la santé parfaite, on va aller sur Mars… – est celui que vendent les GAFA, et qui est très fort dans la société. De l’autre côté on trouve le « récit écolo » – relocalisation, qualité, sensibilité, échelle humaine – qui est radicalement inverse. Les deux coexistent dans cette société, l’un est plus dominant que l’autre, mais celui-ci ne résiste pas trop mal. On ne fera pas longtemps les deux à la fois. À un moment donné, cela va devoir splitter. Il faut y être très attentifs, parce que ce qui fait bouger les gens et ce qui les fait comprendre le monde, c’est le récit.

Thème #6 : « Relations citoyens, politique et environnement »

Notre thème portait sur les relations qui existent entre le citoyen, le politique et l’environnement, et sur leurs influences sur l’architecture, mais aussi sur la question inverse qui est comment l’architecture et les architectes peuvent influencer les citoyens et la politique en matière d’environnement. La protection de l’environnement est très liée à la politique mise en place. Or celle-ci a un champ d’action qui se joue sur l’échelle d’un mandat de 5 ans, un temps très court comparé à la question écologique qui elle se joue sur un temps extrêmement long. Les politiques s’occupent donc des préoccupations à court terme des habitants, et il semble que pour influer sur l’environnement, il faut que les citoyens soient eux-mêmes convaincus de la nécessité d’un changement, et poussent les politiques à agir dans ce sens. Or on constate que les citoyens ne sont pas conscients de la gravité de la situation, même si quelques uns ont choisi de changer de modes de vie : par exemple les auto-constructeurs qui développent des alternatives comme la construction en paille ou en terre, etc. On voit apparaître des associations entre ces auto-constructeurs et des professionnels de la construction, qui essayent ensemble de changer les réglementations, d’en créer des nouvelles, de les faire accepter juridiquement pour qu’elles soient ensuite généralisées à l’ensemble de la profession. Mais ce processus est très long, il est difficile, et il se heurte à plusieurs freins. On se demande comment les architectes peuvent influencer de manière plus impactante, plus rapide, un changement politique en manière d’environnement, en s’associant notamment avec les citoyens.

Dominique Bourg

Est-ce qu’il ne faudrait pas inventer une fonction nouvelle de l’architecte, qui ne serait plus forcément uniquement un bâtisseur, mais qui pourrait jouer un rôle pour amener les gens dans leur vie quotidienne à réduire leur empreinte écologique ? On pourrait imaginer un rôle plus large de l’architecte qui ne serait pas exactement celui de l’urbaniste, une sorte d’incitateur à écologiser la ville. En effet, si son rôle est limité à la construction, il ne touche qu’un segment de la population relativement restreint : celui qui bâtit, et qui souhaite aller dans cette direction-là, ce qui n’est pas non plus tout le monde. Comment élargir la cible ? L’architecte pourrait trouver des lieux pour accueillir des réfugiés et les aménager, servir d’interface avec la population, avec les autorités, élargir donc le spectre de son métier. Il serait alors un organisateur de crises, quelqu’un qui fait l’interface entre des gens qui sont dans la difficulté et les autorités. Cela élargit l’acte d’architecte tout en restant dans la question de l’habiter.

Je me suis occupé d’un programme de recherches au Ministère de l’Écologie qui s’appelle « Movida ». Nous menons des recherches sur les modes de vie. Les Ministères de façon générale sont orientés techniques, mais ils se sont rendus compte qu’en matière d’environnement, la solution technique déplace plutôt qu’elle ne résout un problème. Les difficultés sont telles qu’on ne peut pas faire face aux questions environnementales en ne pensant qu’à des aspects techniques. Il ne peut y avoir de changement sans transformation à l’intérieur les modes de vie. A contrario, les premières études qui ont porté sur certains des premiers écoquartiers en France ont montré qu’entre la performance technique annoncée et ce qui se produit réellement, l’écart est monumental ! Ces habitats dans les éco-quartiers qui étaient pensés pour être hyper performants, correspondent à une pensée d’ingénieur, qui ne colle absolument pas avec les usagers. Très souvent on aboutit à un résultat inverse à celui qui avait été fantasmé, et nous avons pu le vérifier sur tous ces quartiers. Si on veut avoir un écoquartier performant, il faut bien évidemment du matériel, mais il faut surtout des gens qui en aient envie. La technique doit être associée à un ou des modes de vie. Si vous la pensez de façon abstraite, vous allez à l’échec. Dans les difficultés récurrentes, on a d’abord souvent affaire à ce qu’on appelle « l’effet rebond ». Le premier a avoir compris cela, et c’est pourtant un inventeur de l’économie classique, c’est l’anglais William Stanley Jevons. Il a écrit un livre dans la première moitié du XIXe siècle qui s’appelait Sur la Question du Charbon[3], en Angleterre. Il montre que moins nous consommons de charbon grâce aux progrès des techniques, par unité technique donnée, plus globalement nous consommons de charbon. C’est-à-dire que plus on a des gains de productivité, moins ce qu’on met sur le marché est cher, plus il est acheté en grande quantité. Entre un ordinateur d’autrefois et un ordinateur d’aujourd’hui,les prix se sont effondrés, la puissance fait augmenter les usages… C’est une espèce de course-poursuite qui fait qu’au bout du compte, les ordinateurs font consommer toujours de plus en plus d’électricité, toujours de plus en plus de matière, etc. Il y a deux formes d’ « effet rebond ». Le direct : j’accède à un bien dont l’usage peut être totalement extensif, moins ce bien est cher et moins l’usage de ce bien est cher, plus il y aura d’acheteurs et plus il y aura d’usagers. Par exemple, j’ai un immeuble hyper isolé, donc au lieu de me chauffer à 19°C, je vais me chauffer à 25°C pour exactement la même facture. Et puis il y a « l’effet rebond » indirect : si vous passez devant des pompes funèbres et que les cercueils sont en soldes, ce n’est pas pour autant que vous allez en acheter dix, mais si vous en achetez un moins cher, l’argent que vous allez récupérer sera pour acheter d’autres choses. Plus vous faites des choses extraordinaires qui consomment moins de matière, plus en fait il y aura d’acheteurs, plus elles vont être utilisées, et plus au bout du compte on va consommer d’énergie et de matériel.

Karine Thilleul, enseignante-chercheure à l’ENSArchitecture Nancy

Dans l’Histoire du XXe siècle, il y a eu plusieurs fois des moments où l’on a eu à faire face à des pénuries de matériaux, ou à des surproductions, et ce notamment dans les périodes qui ont suivi les deux guerres mondiales. Cela a entraîné des changements dans les manières de concevoir, mais on a constaté que les architectes s’adaptaient très rapidement à ces évolutions-là. Jean Prouvé par exemple, dans les années 30, avait conçu ses maisons pour les sinistrés en acier. Après la guerre, l’acier est devenu très rare et très cher et il s’est donc adapté et il a construit en aluminium et en bois. De même à Saint-Dié, juste après la guerre, l’État a passé une commande de maisons en bois pour les sinistrés, mais les forêts étaient totalement minées et les scieries complètement désorganisées, et donc la production en bois a eu du mal à se faire. Le Corbusier, qui est à Saint-Dié à ce moment-là, propose aux habitants de faire un projet en pisé avec un agglomérat de terre et de paille séchée. Je pense que l’on aura effectivement peut-être affaire dans les décennies qui viennent à des raréfactions de certains matériaux, mais je crois que l’on aura toujours les ressources et l’inventivité pour s’adapter.

Dominique Bourg

Cela est sans doute vrai pour beaucoup de choses, pour d’autres cela peut être plus difficile. Parfois, vous avez des matériaux qui sont un goulot : par exemple le cuivre pour l’électricité marche très bien. À un moment donné aux États-Unis, on utilisait l’aluminium, qui est un très bon conducteur, mais les gaines prenaient feu, et on a donc arrêté. On peut parfois avoir des matériaux qui sont substituables. L’imagination doit tourner plus vite et parfois aussi revenir à des techniques passées.

Intervention #3

Je ne suis sans doute pas la seule dans ce cas, mais entendre tout ça plombe complètement mon moral, et je me demandais si vous même vous gardez espoir et pourquoi il faudrait finalement garder espoir ?

Dominique Bourg

Les données que vous connaissez à un moment donné ne vous diront jamais ce qu’est l’avenir, elles vous donneront des contraintes avec lesquelles l’avenir doit jouer. Il ne faut pas tomber dans une forme de fatalisme. Je n’ai absolument aucun doute sur le fait que nous allons au devant de difficultés qui sont plus grandes, et qu’aujourd’hui on peut connaître, à partir de bases physiques dont on connaît l’évolution, un certain nombre de paramètres de notre futur, mais ce n’est pas la totalité du futur.

Reprenons justement la question de l’Histoire, et la manière dont les différents historiens ont lu ce qu’on a appelé l’ « effondrement » à Rome. Peter Brown montre qu’ il n’y a pas d’effondrement, mais la reconstruction d’un monde nouveau très spirituel. Bryan Ward dans The Fall of Rome[4] n’a pas la même vision. Il a beaucoup travaillé sur les aspects plutôt matériels et archéologiques, et l’on voit bien que, dans le sud de l’Angleterre après le sac de Rome, les bateaux n’arrivent plus, et que du côté de l’architecture, on voit disparaître totalement la tuile romaine et les constructions en briques ou en pierres, pour revenir très rapidement au torchis. Rome était connu pour des poteries assez standardisées mais avec des couleurs assez fantaisistes, tout ça disparaît pour être remplacé par une vieille poterie monocolore noire extrêmement friable. On a donc une sorte de changement social très rapide, qui n’a pas dû être simple à vivre. Vers le sud de la Gaule, au nord de l’Afrique, dans la péninsule italienne, ce changement est beaucoup plus lent.

De même, si on a de grosses difficultés, cela sera très différent d’un endroit à un autre, parce que les conditions ne sont pas les mêmes, parce que l’inventivité n’est pas la même. Et puis on peut avoir des périodes qui sont matériellement difficiles où on a une joie de vivre et un moral d’acier, que l’on n’a pas du tout quand on est replet. En fait, que l’on sache un peu à l’avance que l’on va connaître un certain nombre de difficultés, ne signifie en aucun cas que la vie sera moins intéressante, c’est peut-être même l’inverse. Il faut donc bien faire la différence entre ce que vous devez garder comme moral et comme vitalité, et les données objectives qu’on vous donne, et ne pas passer de ces informations à une transcription immédiate et fataliste. Il y a 40 ans que je suis là-dedans, et je suis parti la fleur au fusil, je n’avais absolument aucun doute et je croyais à fond dans les techniques, et puis 25-30 ans après, j’ai bien dû constater que les indicateurs allaient dans l’autre sens, et je vous rassure je ne suis pas suicidaire pour autant. Il faut avoir de l’humour quand on travaille dans l’environnement. L’angoisse est une première réaction normale. Je dirais que si cela ne vous fout pas la trouille dans un premier temps, ce n’est pas tout à fait normal. Il faut ensuite digérer cette information, il ne faut jamais oublier qu’elle est partielle, et que même si certains traits semblent devoir s’imposer, cela n’est jamais qu’un aspect d’une réalité. La façon dont on va les interpréter, dont on va jouer avec, vont faire qu’au bout du compte l’image de la réalité va être très différente.

Émeline Curien

Il y a un exemple qui fait chaud au cœur : en Angleterre, pendant la Seconde Guerre Mondiale, il y avait un rationnement terrible, mais les denrées étaient distribuées plus équitablement qu’avant la guerre. Les inégalités sociales ont diminuées, et c’est la période où les enfants ont été le moins malades, parce qu’en fait tous ont eu accès à un minimum d’alimentation, ce qui n’était pas le cas en temps de paix pour les plus pauvres de la société.

Dominique Bourg

C’est un bon exemple. Le problème est celui de la communication de ces choses-là. La télévision suisse a fait un effort extraordinaire : les quatre télés nationales ont fait une émission pendant trois heures sur le changement climatique. « Ne vous inquiétez pas » était le message récurrent, et je ne suis pas sûr que ce soit une bonne chose parce qu’au sortir de cette émission, je pense que beaucoup de gens avaient en tête « oui il y a un problème mais on a les solutions  : panneaux solaires, … ». Je suis sorti de cette émission totalement démoralisé. Je pense qu’il faudrait au contraire que les autorités politiques disent « et bien voilà il y a un vrai problème, on a ces grosses difficultés, etc, et bien je suis désolé on doit changer et on va le faire, et on se donne 10 ans pour les régler ». Cela, on ne le fera à un moment donné que si on a peur. C’est très mauvais d’en rester ensuite à ce stade de la peur, car on est tétanisé. Mais il me semble nécessaire d’en passer par des moments négatifs qu’il faut absolument savoir surmonter. Il y a des générations avant nous qui ont sans doute vécu des choses bien pires, et peut-être cela sera-t-il meilleur. Il faut garder la tête froide, regarder ces données en sachant que l’on va devoir vivre avec, et pas se laisser écraser par elles.

Intervention #4

Ce qui me fait un peu peur, c’est que j’ai l’impression que sensibiliser les gens a une importance évidente, mais que le monde de la consommation, le monde de la production, le monde du privé n’a pas de compte à rendre à quiconque. Ce serait aux États de réguler, mais on voit bien aujourd’hui qu’ils sont obsédés par la question de la croissance : « on va gérer nos États comme des entreprises ». Je pense qu’il y a un problème de gouvernance, et la solution va être très compliquée, parce que si un État se dit « certes moi je pollue, mais les autres à côté polluent, est-ce que moi je vais réfréner ma consommation alors que je viens à peine de sortir d’une crise de 10 ans. » J’ai l’impression qu’il y a un cercle vicieux qui rend très compliqué le mouvement, et qu’il est très compliqué de lutter contre les grandes entreprises qui font une publicité énorme sur des offres très coûteuses du point de vue énergétique. Comment faire bouger les masses dans une telle situation ?

Dominique Bourg

Pendant une durée très longue, les problèmes d’environnement qui sont découverts dans les années 1980, et qui sont des problèmes globaux, ont pour caractéristiques de ne pas être du tout accessibles aux sens. Pour la biodiversité par exemple, le seul indice que vous avez sont les pare-brises : il y a 30 ans, quand vous faisiez 200 km en été la nuit en voiture, vous étiez obligés de vous arrêter tellement il y avait d’impacts d’insectes sur le pare-brise. Aujourd’hui, c’est beaucoup moins le cas, il n’y a que quelques impacts. Et ces indicateurs sont très rares. En général, on ne voit pas et on ne ressent pas les problèmes. Et en plus parfois, comme pour les stocks de poissons, ce qui à un moment donné était anormal pour une génération devient normal pour la suivante. Mais aujourd’hui, par exemple sur le changement climatique, les choses deviennent quand même sensibles. Sans arrêt on vous parle de cyclones, d’inondations, d’incendies, vous sentez les vagues de chaleur… J’ai plutôt l’impression que l’on rentre dans une période où, les problèmes devenant plus sensibles, on va peut-être réussir à agir plus. Il reste une difficulté. Au moment même où les problèmes deviennent sensibles, vous avez une fragmentation du paysage de l’information, avec la création de niches. Trump est un phénomène qu’on ne peut pas comprendre sans Fox News et sans les réseaux sociaux. Il y a là quelqu’un qui ruine l’environnement et la santé, veut interdire la production de connaissances, et toujours 35% des Américains qui sont prêts à le réélire, et ces 35% sont ceux qui vont payer le prix le plus cher, ce sont les plus pauvres. La bagarre en ce moment se joue entre ces informations qui nous arrivent et qui devraient nous permettre de réagir plus, et l’idéologie transhumaniste qui vont essayer de nous faire réduire l’importance de ces choses pour qu’on agisse moins. Maintenant il faut savoir que, dans les entreprises, vous avez comme ailleurs des gens qui vont aller dans le mainstream et d’autres qui au contraire vont essayer de faire autre chose. La passe est difficile et c’est vrai que, sur le plan disons de l’organisation macro des sociétés, on ne voit pas beaucoup de choses allant dans le sens d’une manière de prendre le problème de façon sérieuse.


[1] Le couvent de la Tourette de l’architecte Le Corbusier.

[2] DELANNOY Isabelle, L’économie symbiotique. Régénérer la planète, l’économie, la société, Paris : Actes Sud, 2017.

[3] JEVONS William Stanley, The Coal Question. An Inquiry Concerning the Progress of the Nation, and the Probable Exhaustion of Our Coal Mines, Londres : Macmillan & Co, 1865 (trad. française, Sur la Question du Charbon).

[4] WARD-PERKINS Bryan, The Fall of Rome : And the End of Civilization, OUP Oxford, 2006.