Ce que le pain dit du pays // Chloé Gautrais, Maud Corcoral, Rose Hewins

Compte-rendu de conférence, mai 2022, ENSArchitecture Nancy. 

Chloé Gautrais, architecte, Maud Corcoral, architecte-urbaniste, et Rose Hewins, urbaniste spécialisée dans les questions environnementales, sont, ensemble, intervenus sur le territoire de Saint-Sauveur-Villages (Manche) pour y proposer une Résidence d’architecte, grâce au programme Territoires Pionniers.

La Maison de l’Architecture de Normandie est très attachée à la capacité du métier d’architecte à faire émerger les composantes culturelles d’un territoire. Elle propose régulièrement à des équipes, au travers d’un programme intitulé « Territoires Pionniers », de faire ce travail. Elle ne leur donne ni commande, ni attendus spécifiques autres que de porter un regard extérieur sur un territoire. Missionnées dans ce cadre, Chloé Gautrais, Maud Corcoral et Rose Hewins, se sont intéressées à Saint-Sauveur-Villages, une commune regroupant sept villages préexistants.

Par le biais d’une Résidence, c’est-à-dire d’une permanence architecturale in-situ, ces trois architectes-urbanistes tentent d’aborder de façon concrète ce territoire à travers le principe de « biorégion ». Pour ce faire, elles proposent, plutôt qu’une méthode préétablie « hors-sol », un calendrier de travail basé sur deux semaines d’appréhension et de découverte du territoire, trois semaines de construction d’un propos, et une semaine de restitution des travaux auprès des habitants et des élus locaux. Cette méthode permet deux choses : s’ancrer sur le territoire sans avoir préalablement déterminer des problématiques locales, mais aussi travailler de façon spontanée en fonction des rencontres, des lieux et des paroles. Cette façon de faire peut être déroutante car rien n’est prévu en amont : elle nécessite de déconstruire des approches conventionnelles de planification. En effet, il ne s’agit pas, ici, de faire un diagnostic, un inventaire ou un projet, mais bien une résidence, proche d’une résidence d’artiste où l’artiste propose son regard particulier à l’issu d’un séjour dans un lieu. C’est précisément l’enjeu que les trois architectes-urbanistes mettent en avant : la mise en place d’un lieu où la pratique de l’architecte, sans commande précise, peut dérouter certains habitants mais aussi les rendre curieux envers la discipline architecturale. 

Les trois jeunes diplômées souhaitent s’attacher à ce que le territoire dit et comment elles peuvent l’accompagner dans ce dire. Pour découvrir Saint-Sauveur Villages, Chloé Gautrais, Maud Corcoral et Rose Hewins sillonnent ses rues et ses chemins, à vélo et à pied, seules ou en groupes ouverts à tout public, rencontrent des agriculteurs, des habitants et des élus, au marché ou dans la rue. Elles construisent ainsi le socle de leur travail d’observation et d’analyse à la Résidence. Cette dernière, située dans l’ancien local du coiffeur au cœur du village de Saint-Sauveur, est pensée comme un lieu d’accueil, de discussions et de vitrine architecturale. C’est ici que se joue le deuxième temps du calendrier proposé par les architectes-urbanistes.

Pour permettre aux habitants de Saint-Sauveur-Villages de se repérer facilement et de pouvoir appréhender sereinement chaque étape de la Résidence, elles ont décidé de travailler sur deux échelles de cartes. Celles-ci permettent aux habitants se s’habituer progressivement au système de représentation et ses échelles. En effet, les problèmes de repérages dont font preuve les habitants sur les photographies aériennes – documents pourtant le plus représentatif du paysage selon elles -, montrent leur difficulté leur milieu de vie à partir de cartographies.

Au départ, la façon de percevoir le paysage et le territoire par les trois architectes-urbanistes se focalisait sur les savoir-faire locaux, mais de nombreux sujets se sont présentés à elles, tels que celui des haies, l’eau dans le territoire, les bâtiments… Elles se sont donc écartées de ces savoir-faire locaux pour se concentrer sur un « fil rouge », un élément qui serait commun entre ces villages réunis en une seule et même commune : les fours à pain. Pour Chloé Gautrais, Maud Corcoral et Rose Hewins, ces objets, très évocateurs pour les habitants, sont un élément riche du récit territorial de Saint-Sauveur Villages. En effet, ces petits bâtiments composent un véritable maillage territorial qui relient à la fois la question de l’eau – chaque moulin est à proximité d’un four -, de l’agriculture – par l’exploitation nécessaire de blé pour le pain et parce que chaque ferme est à proximité d’un four -, des habitants – avec les récits sociaux et familiaux liés à la production du pain -, et de l’architecture – notamment en termes de systèmes constructifs en bauge et en pierre -. 

Pour restituer leurs travaux, les trois architectes-urbanistes ont proposé une fête du pain où elles ont présenté un regard sensible sur le paysage de Saint-Sauveur-Villages à travers une mise en récit de ces fours à pain comme lieux tisseurs de liens : entre les habitants et le vivant, l’architecture et le territoire, etc… Faire émerger cette richesse peut également faire émerger la possibilité d’aides ou de subventions pour réactiver ce patrimoine territorial aujourd’hui peu mis en avant. Chloé Gautrais, Maud Corcoral et Rose Hewins sont claires : il ne s’agit pas de se rendre essentiel, mais bien de donner un « souffle » au territoire auprès de ses habitants.Au-delà de cette production, Chloé Gautrais, Maud Corcoral et Rose Hewins jouent un rôle de sensibilisation à l’architecture auprès de la population locale : elles tentent à la fois de révéler les richesses d’un territoire à ses habitants, mais aussi de décoloniser leur imaginaire, notamment en ce qui concerne les maisons construites en bauge. En effet, ces habitations, considérées comme « pauvres », ont été rejetées à la Seconde Guerre mondiale au profit des maisons en béton avec ciment. Cependant, ces dernières sont fragilisées par l’humidité importante du sol du territoire. L’enjeu pour les architectes-urbanistes a donc été, aussi, de proposer aux habitants, notamment les plus âgés, un autre regard, en lien avec la géographie du territoire, sur les maisons en bauge. Par ailleurs, leur présence à Saint-Sauveur-Villages a permis de déconstruire l’image de l’architecte-planificateur-constructeur. En effet, cette pratique de l’architecte, ancrée dans un territoire où il ne construit pas, déstabilise, interroge et requestionne les métiers de l’architecte. Missionnées en tant qu’architectes et urbanistes, les trois professionnelles œuvrent cependant hors des cadres traditionnels de leurs métiers, par leur approche, leur méthode et leurs « résultats ». Considérée comme un « pas de côté » dans sa pratique pour l’une et comme une continuité professionnelle pour l’autre, cette expérience ouvre cependant de nouveaux imaginaires et élargie les perspectives des métiers du territoire. Cela aide également à décoloniser des images préconçues du métier de l’architecte mais aussi du regard que l’on porte sur un territoire, un lieu et un bâtiment. A travers leur travail à Saint-Sauveur-Villages, les trois architectes-urbanistes ont tenté de sortir d’une posture d’architecte expert qui établit que « ceci est intéressant, alors intéressez-vous y ». Loin de définir ce qu’est être architecte, elles ont montré qu’il existe de multiples façons de faire et de pratiquer : cela ouvre un champ de libertés – d’expérimentations, de regards… – à la fois pour les communes et pour les architectes.