Vivre et survivre dans la Grande Accélération // Agnès Sinaï

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En regard des immenses périodes temporelles qui scandent l’évolution géologique de la Terre depuis quatre milliards et demi d’années, l’époque industrielle représente une infime parenthèse. Caractérisée par le choix des énergies fossiles, elle n’est qu’une bifurcation relative, qui n’aurait pas eu lieu si l’Angleterre du XVIIIe siècle n’avait pas découvert l’usage du charbon et si le pétrole n’avait pas jailli du forage pratiqué par le colonel Drake en 1859, à Titusville, dans l’État de Pennsylvanie aux États-Unis. Extraordinaires par leur exubérance énergétique, nos sociétés sont pourtant étrangement oublieuses des ressources sur lesquelles elles sont assises. Au moment où le sol se dérobe sous leurs pieds, les Titans que sont les pays industrialisés ne savent que reconduire les mêmes modèles de croissance, qui supposent l’injection continue de masses gigantesques d’énergie dans le système, devenu une mégamachine. L’artificialisation du monde se poursuit, au moment où les scientifiques indiquent que la planète pourrait connaître un changement d’état, irréversible et inconnu, au cours de ce siècle[1]. Les sociétés industrielles tournent à plein régime, quand elles devraient envisager leur auto-transformation radicale, par des stratégies de simplification, et des valeurs sociales entièrement renouvelées. Nouvelle époque, l’Anthropocène pourrait donner la mesure de cette accélération de la transformation du monde, mais pas seulement. Il s’agit de l’investir politiquement pour penser les limites des sociétés industrielles, fondées depuis à peine moins de deux siècles, sur le choix des énergies fossiles[2].

L’Anthropocène, l’ère où les sociétés industrielles concurrencent les forces telluriques

L’empreinte de l’humanité sur l’environnement global est aujourd’hui si vaste qu’elle rivalise avec les forces telluriques. Le terme « Anthropocène », forgé par le géo-chimiste Paul Crutzen et le biologiste Eugene Stoermer au début des années 2000, se propose de renommer l’ère géologique actuelle comme une nouvelle époque dans l’histoire de la Terre. Il embrasse deux principaux constats : 1. que la Terre est en train de sortir de son époque géologique actuelle, dite Holocène, période interglaciaire commencée il y a quelque 12 000 ans ; 2. que les activités humaines, particulièrement celles des sociétés industrialisées, sont responsables de cette sortie de l’Holocène, ce qui signifie qu’une partie de l’humanité est devenue une force géologique en elle-même.

Quelque chose de nouveau va apparaître sous le soleil, écrit l’historien de la nature John Mac Neill, une modification sans précédent de notre rapport au reste du monde vivant[3]. C’est au tournant des années 1800 que les premières modifications de la chimie de l’atmosphère se révèlent. L’Angleterre à partir de 1750, est l’épicentre du premier Anthropocène. Dès le XVIe siècle en Angleterre, la raréfaction du bois impose le recours massif au charbon de terre. La première machine à vapeur est commandée pour les forges de Wilkinson, en 1775, pour actionner un marteau de 60 kilogrammes à 150 coups par minute. La production de fer britannique passe de 125 000 tonnes en 1796 à plus de 2,5 millions de tonnes en 1850[4]. L’industrialisme représente une rupture radicale avec tous les systèmes énergétiques que l’humanité a pu connaître jusqu’alors. Avec lui cesse le primat des énergies renouvelables – bois, moulins à eau et à vent – et s’instaure celui des énergies fossiles.

La Grande Accélération

       C’est à partir des années 1950 que commence la Grande Accélération, ainsi que la nomment Paul Crutzen, Jacques Grinevald, John Mac Neill et Will Steffen, co-auteurs d’un article pluridisciplinaire de référence sur la question[5]. L’accélération de l’érosion, la perturbation du cycle du carbone et de la température, dont la hausse prévue au XXIe siècle n’a pas eu d’équivalent depuis l’ère tertiaire, se produisent dans un laps de temps extrêmement court, soit depuis moins de deux cents ans. Ce sont autant de signaux qui caractérisent un nouveau type d’emprise humaine sur la biosphère. S’il est vrai que l’humanité a provoqué des extinctions d’espèces animales et de plantes dès le Pléistocène tardif, ère glaciaire précédant l’Holocène, qui a débuté il y a quelque 2,5 millions d’années, aujourd’hui les signaux s’emballent en raison de phénomènes combinés et globalisés : non seulement les extinctions elles-mêmes, mais aussi les migrations des espèces et l’artificialisation des sols à grande échelle. Tous ces phénomènes sont décodés par l’impressionnant tableau de bord de l’overshoot planétaire[6].

Établi par le climatologue australien Will Steffen en 2004, ce tableau de bord montre que tous les clignotants de la biosphère sont au rouge au tournant de la Grande Accélération, qui marque la période de l’après Deuxième Guerre Mondiale à partir de 1950 jusqu’à nos jours : concentration atmosphérique de dioxyde de carbone, d’oxyde nitreux, de méthane, accélération de la dégradation de la couche d’ozone au-dessus de l’Antarctique, anomalies de températures dans l’Hémisphère Nord, fréquence des catastrophes naturelles, déplétion des stocks de pêche, hausse de la production des crevettes et dégradation des mangroves, hausse des flux de nitrates et altération des zones côtières, perte de forêts tropicales, artificialisation des sols, taux de perte d’espèces vivantes. Illustration emblématique de l’Anthropocène, l’overshoot carbonique est lié au déstockage accéléré des ressources fossiles – pétrole et charbon – qui ont mis des centaines de millions d’années à se constituer dans les entrailles de la Terre. En 1950, la quantité d’émissions globales était d’un milliard de tonnes de carbone, en 1970, elles atteignaient 3 milliards, puis 7 milliards en 2000, et 9 milliards aujourd’hui. Une planète réchauffée à 3°C, voire à 6 ou 7°C sera sensiblement différente de la planète actuelle.

La spirale de l’énergie-complexité

Une ère de brutalité énergétique s’annonce, fondée sur l’extraction de gaz de schiste et de pétroles lourds qui suppose des technologies coûteuses et agressives. C’est la spirale de l’énergie-complexité, selon les termes de Joseph Tainter. Cet anthropologue et professeur à l’université de l’Utah (États-Unis) interroge la singularité de notre époque, qui repose sur de gigantesques surplus d’énergie mais ne réalise pas à quel point cette situation est inhabituelle : « La spirale de l’énergie-complexité signifie que nous avons besoin de quantités d’énergie accrues pour simplement rester au même niveau, sans parler de continuer à croître. Dans le même temps, nos modes de vie et les défis extraordinaires auxquels nous sommes confrontés engendre des problèmes qui nécessitent une complexité additionnelle pour leur résolution[7] ».

Plaidoyer pour une descente énergétique créative

Nous ne sommes pas en crise : nous ne reviendrons plus jamais à la situation « normale » que nous avons connue au cours des décennies précédentes. Non seulement nous ne retrouverons plus les conditions économiques et sociales d’avant la crise de 2008, la croissance des Trente Glorieuses, les espèces définitivement éteintes, ou encore l’exceptionnelle stabilité du climat de ces douze derniers millénaires, mais nous avons de bonnes raisons de penser que les problèmes auxquels nous faisons face sont susceptibles de s’aggraver et de s’amplifier.

Désormais, une autre époque se dessine, propice à la multiplication, l’imprévisibilité et l’irréversibilité des catastrophes. Nous nous dirigeons vers une Terra Incognita marquée par le réchauffement global et le basculement de notre planète dans un état inconnu. L’Anthropocène véhicule un défi pour la modernité et ses représentations traditionnelles « continuistes », comme, par exemple, la vision d’une croissance économique illimitée. C’est aussi un concept stimulant une autre vision de l’avenir des sociétés industrielles, appelées à dépasser l’exubérance de la surconsommation de ressources pour fonder des sociétés sobres et résilientes.

En effet, les chocs qui ont lieu et ceux qui s’annoncent appellent la construction d’une société moins vulnérable et qui sait non seulement encaisser les chocs, mais qui sait se relever. Cette propriété a un nom, la résilience.

Trois axes de politiques de résilience

D’une part, réduire la complexité et l’interdépendance des systèmes socio-techniques en mobilisant une Grande Requalification sur la base d’emplois locaux permaculturels dans les low tech, non délocalisables : manufactures de vélomobiles, commerces de proximité, conserveries, maraîchage, services aux personnes, etc. D’autre part, organiser la résilience des villes face au changement climatique et la résilience des systèmes de transports face au pic pétrolier. Enfin, concevoir les infrastructures selon des principes de redondance, de modularité, d’adaptabilité à différentes échelles et différents usages. La conception des implantations humaines sera inspirée par la recherche de la diversité, l’interconnexion des échelles, l’autonomie énergétique et alimentaire.

Avec la démondialisation, les emplois qui ont été délocalisés dans l’industrie devront être relocalisés, car les objets de basse technologie n’auront pas d’autre choix que d’être produits localement. Les manufactures feront appel à des opérations plus nombreuses et plus petites, produiront une gamme plus limitée d’objets, mobiliseront une combinaison de travail éduqué et simple plutôt que des lignes d’assemblage. L’industrie artisanale est donc susceptible de faire un retour en force au cours des prochaines décennies : vêtements, savons, produits médicinaux, ce qui implique d’importantes créations d’emplois. Expertise en systèmes d’énergie renouvelable et systèmes à petites échelles seront également très demandés, ainsi que les capacités de réparations d’objets de toutes sortes, dont la plupart sont aujourd’hui conçus pour être obsolètes, mais qu’on va vouloir faire durer, outils et appareils. Cela donne à réfléchir sur les choix d’emplois aujourd’hui pour demain.

Le message martelé par les politiques et les médias sur le retour à la croissance ne contribue pas à préparer la population, qui va être absolument prise au dépourvu par le séisme des changements industriels. On aura donc avantage à se préparer à l’autonomie, à la subsistance domestique en développant une palette de savoir-faire.

L’économie moderne ne parvient pas à renvoyer les rétrosignaux vitaux pour maintenir la vie sur Terre parce qu’elle fonctionne à une échelle globalisée. Pour reconstituer un sens des rétroactions, il faut donc raccourcir les boucles, raccourcir le feedback, ce qui implique de penser les sociétés à des échelles plus réduites, afin de rétablir la corrélation entre actions et rétroactions.

En résumé, la localisation peut être caractérisée par trois attributs principaux :

1. une relocalisation de la puissance ;

2. un déploiement d’activités et de pratiques permettant de s’adapter à l’évolution des conditions biophysiques (telles que le réchauffement climatique) et économiques ;

3. un rapport attentionnel au territoire.

Designs de résilience territoriale

Il s’agit d’appliquer aux territoires un nouveau design (ce terme est assorti d’une double signification alliant conception et dessein), selon une grille de lecture spécifique, fondée sur les critères de la résilience. Ce territoire doit être polyvalent, développer les échanges transversaux en son sein, décompartimenter les relations, les secteurs d’activité. Les activités elles-mêmes doivent être redondantes et diverses : chaque élément du système territorial doit pouvoir accomplir plusieurs fonctions, chaque fonction repose sur plusieurs éléments, comme dans la nature, où la multifonctionnalité est la norme.

Il n’est que d’observer un arbre, dont le tronc et les branches, outre qu’ils absorbent l’énergie solaire, abritent des insectes, des oiseaux et des mammifères, acheminent les nutriments vers les racines, qui elles absorbent l’eau et les nutriments du sol. Dans le même esprit, les activités humaines seront caractérisées par la diversité et la multiplicité ; les structures territoriales devront être non pas pyramidales, mais interconnectées et décentralisées et se décliner à des échelles fines  ; globalement, les territoires devront pouvoir s’organiser et s’adapter en réponse à l’évolution de leurs besoins et s’auto-organiser en mobilisant les savoirs-faire traditionnels locaux et la connaissance des milieux naturels.

La plupart des activités de demain devraient servir à maintenir et à régénérer les fonctions écosystémiques et à produire des biens communs, à réduire l’empreinte écologique en bouclant le cycle de l’eau et des déchets, à relocaliser la production d’énergie. Chaque habitant devra savoir d’où arrivent sa nourriture et son électricité et où vont ses déchets : les figures de l’habitant et du producteur devront être rapprochées afin de les impliquer dans ce qu’Alberto Magnaghi appelle la production sociale du territoire. C’est un gage de résilience car cela redonne à tous des leviers d’action sur les infrastructures vitales, et par conséquent augmente la capacité de réaction des populations.

La relocalisation de la production alimentaire est l’une des étapes fondamentales de la préparation des collectivités locales à l’ère post carbone puisqu’elle est seule garante de la sécurité alimentaire à long terme. Cette relocalisation ne se fera pas sans impliquer les citoyens non professionnels, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens, en mettant à l’ordre du jour le concept d’auto-alimentation grâce à des lieux de maraîchage communautaire et à la création de ce que les permaculteurs appellent des « paysages comestibles »(où les arbres d’ornement sont remplacés par des fruitiers couvrant les quatre saisons et en accès libre). Le jardin devient alors plus qu’un simple lieu de production alimentaire. Il se métamorphose en véritable laboratoire de techniques horticoles et agricoles en phase avec le système-Terre, favorise et dynamise les échanges sociaux, embellit le paysage urbain et périurbain, stocke du carbone dans les sols et enrichit la biodiversité locale.


[1] BARNOSKY Anthony D., et alii, « Approaching a state shift in Earth’s Biosphere », Nature, vol. 486, 7 juin 2012, pp. 52-58.

[2] GRAS Alain, Le choix du feu, aux origines de la crise climatique. Paris : Fayard, 2008.

[3] MAC NEILL John, Du nouveau sous le soleil. Une histoire de l’environnement mondial au XXe siècle. Seyssel : Champ Vallon, 2010 (1ère éd. 2000).

[4] DEBEIR Jean-Claude, DELÉAGE Jean-Paul, et HÉMERY Daniel, Les servitudes de la puissance. Une histoire de l’énergie. Paris : Flammarion, 1986.

[5] STEFFEN Will, CRUTZEN Paul, GRINEVALD Jacques, et MAC NEILL John, Philosophical Transactions of the Royal Society, « The Anthropocene : Conceptual and Historical Perspectives », n°369, février 2011, pp. 842-867.

[6] Le concept d’overshoot désigne le dépassement de la capacité de charge des systèmes naturels dès lors qu’une trop grande pression est exercée sur les ressources.Cf. CATTON William R., Overshoot, the Ecological Basis of Revolutionary Change. Chicago : University of Illinois Press, 1982.

[7] TAINTER Joseph A., et PATZEK Tadeusz W., Drilling Down. The Gulf Oil Debacle and Our Energy Dilemma. New York : Springer, 2012.