Vers une communauté du vivant ? Une lecture de Baptiste Morizot // Cécile Fries-Paiola

Compte-rendu de conférence, mardi 10 mai 2021, ENSArchitecture Nancy.

Cécile Fries-Paiola est enseignante à l’ENSA de Nancy, chercheuse au LHAC (Laboratoire d’Histoire de l’Architecture Contemporaine) à l’ENSA de Nancy et associée au Laboratoire de Sciences Sociales (2L2S) à l’Université de Lorraine.

En vue de décoloniser son imaginaire, Cécile Fries-Paiola s’est appliquée à provoquer en elle un décentrement par rapport à ses propres cadres de pensée, pour repenser sa connaissance du monde du vivant et réévaluer sa pertinence. Ses activités de recherche en sociologie, portant sur la géobiologie, le vastu shastra et le fengshui, lui ont permis de réinterroger les relations au sein de la communauté du vivant, et de comprendre et dépasser le clivage nature-culture.

Pour partager cette réflexion au sein du séminaire, elle s’appuie sur un texte de Baptiste Morizot, un écrit à la fois scientifique et littéraire, qui requestionne les interrelations loups-brebis-prairie. L’auteur nous montre qu’en pratiquant le pistage, nous pouvons nous mettre « à la place » du loup, une attitude qui met alors en évidence l’interdépendance entre les espèces – les loups et les brebis -, et déconstruit nos idées préconçues sur les relations interespèces. En effet, dans l’imaginaire collectif, les loups attaquent et tuent nécessairement les brebis pour se nourrir, or, en pistant les loups durant la nuit, nous sommes témoins d’une relation de cohabitation sur un même territoire – entre eux et les troupeaux de brebis. La prise en compte de ces rapports, d’ordinaires invisibles à nos yeux, ouvre de nouveaux espaces de réflexion pour l’éthologie. A partir de cet exemple, Baptiste Morizot construit ce qu’il nomme le principe de « diplomatie interespèces[1] des interrelations », un principe qui montre l’importance des relations d’inter-dépendances qu’entretiennenent certaines espèces entre elles. Celles-ci font ainsi communauté vivante. En nous inscrivant en tant qu’être humain dans cette communauté du vivant, nous pourrions alors nécessairement prendre en compte les interrelations et les liens qui régissent les écosystèmes entre eux. Par cette inscription dans un ensemble, nous ne nous poserions alors pas dans une posture d’opposition face au monde du vivant et cela nous pousserait à dépasser le clivage nature/culture qui structure traditionnellement nos représentations.

Dans son ouvrage également, et par l’acte d’écriture, Baptiste Morizot réinterroge les codes académiques de la recherche : et si la musicalité de la langue et le style littéraire pouvaient être au service du propos tout en conservant une approche scientifique ? C’est à partir de ce questionnement méthodologique que Cécile Fries-Paiola s’attèle à requestionner l’approche par discipline propre au monde universitaire occidental et les méthodes de recherche qui lui sont associées. Elle nous explique d’abord la différence entre la pluridisciplinarité – aborder un objet d’étude selon différents points de vus issus de plusieurs disciplines -, l’interdisciplinarité – appréhender conjointement un même objet d’étude au travers de diverses disciplines -, et la transdisciplinarité – gommer les différences entre les disciplines dans le traitement d’un objet d’étude, ne pas s’appuyer sur la spécificité d’une discipline voire faire participer une diversité d’acteurs qui ne sont pas nécessairement des chercheurs. Cécile Fries-Paiola nous explique alors qu’à son sens, il ne faut pas défendre une position pluridisciplinaire ni essentialiser les catégories et les espèces. Pour aborder la crise écologique, caractérisée par une crise de nos relations sensibles au(x) vivant(s), il lui apparaît plus pertinent d’adopter une posture transdisciplinaire. Par ailleurs, selon elle, mettre en place une éthique diplomatique interespèces, tel que le propose Baptiste Morizot, pourrait être une réponse : comprendre le monde du vivant, partager son « énigme » et créer des rituels contemporains pour prendre la mesure de ce qui nous y relie, permettrait de retisser des liens avec lui, de mieux l’appréhender dans sa complexité et ainsi de mieux le traiter. Cependant, pour pouvoir mettre en œuvre cette diplomatie interespèces[2], il nous faut sortir de la manière dont nous abordons le vivant en termes de hiérarchie : l’humain n’est peut-être pas l’être le plus « évolué », et d’autres espèces sont, ou sont en train de devenir, plus « évolués » que nous, si l’on modifie les critères que nous utilisons pour évaluer ces différences. Il nous faut également regarder les interdépendances : nous dépendons du vivant et, réciproquement, le vivant dépend de nous, nous faisons communauté avec ce dernier.

Pour comprendre le monde du vivant, pour saisir l’impact de l’être humain sur son environnement, et pour se rendre compte de la manière dont le vivant et l’environnement impactent nos comportements, Cécile Fries-Paiola s’est intéressée à l’écopsychologie, c’est-à-dire à la psychologie environnementale. Cette dernière estime qu’il est nécessaire de considérer santé de l’humain, des animaux et de l’environnement, à l’échelle nationale comme mondiale, comme une santé unique, « one health ». Pour ce faire, selon Cécile Fries-Paiola, il nous faut, dans un premier temps, sortir de la logique des « silos d’espèces » et quitter l’approche spéciste et dualiste, pour aller vers une santé des interrelations. Cela est possible en déconstruisant des oppositions qui structurent notre société, telles que : environnement/humain, sciences naturelles/sciences humaines, littérature grise/littérature classique, disciplinaire/transdisciplinaire, ou encore recherche fondamentale/recherche appliquée. Par ailleurs, dans un deuxième temps, il nous faut arrêter de tout analyser du point de vue humain. En effet, pour connaître, il devient indispensable de se mettre « à la place de » – seul l’être humain détient cette capacité – et d’adopter des points de vue diversifiés.

Au travers de ces questions et de la géobiologie, Cécile Fries-Paiola nous demande finalement ce que signifierait fabriquer de l’architecture avec et pour la communauté du vivant. Le projet architectural doit, selon elle, prendre en compte et prendre soin de plusieurs éléments : des arbres, par exemple, qui sont des marqueurs-indicateurs du milieu, ou encore, de tous les animaux, qu’ils soient domestiqués ou non. L’architecture doit considérer que l’humain est inséré dans cette vaste communauté vivante et doit faire preuve d’égards réciproques envers celle-ci : devenir donc une architecture des interrelations.


[1] MORIZOT Baptiste, Manières d’être vivant, Actes Sud, 2020, 336 pages.

[2] Ibid.