Construire le(s) (bien(s)) commun(s) // Ali Douai

Article d’Ali Douai reprenant le contenu de sa conférence et échange avec les étudiants, décembre 2017

La thématique des communs se revivifie au croisement des grandes mutations contemporaines (écologique, numérique, biotechnologique, etc.). Elle est le terreau d’aventures intellectuelles et sociales toutes aussi intéressantes qu’insaisissables sous une seule et même bannière. Une certitude dans le « vrac » des communs est qu’ils sont toujours des constructions mêlant des ressources, de la technique, du matériel, des usage(r)s, des rapports de force, au service d’une certaine vision du bien commun. Dans ce « vrac », et pour illustrer cet enchevêtrement d’enjeux invitant à encore plus de « rencontres interdisciplinaires », nous adopterons deux angles : le temps des communs est-il nécessairement celui de l’éphémère ? L’espace des communs ne doit-il pas toujours être celui d’un territoire où les sujets et l’objet du commun se construisent dans un même mouvement ?

1. Les communs « en vrac » (ou l’éloge des parenthèses)

Deux littératures françaises résument et illustrent bien la portée et les oppositions à propos des communs. Les ouvrages coordonnés par Benjamin Coriat[1] et par Judith Rochfeld et ali.[2] sont en partie inspirés de l’œuvre d’Elinor Ostrom sur les droits de propriété et leur diversité, alors que l’ouvrage de Pierre Dardot et Chistian Laval[3] est une socio-philosophie d’un principe général du commun en action dans une multitude de formes concrètes d’expérimentation. Ces deux voies partagent bon nombre de postulats et de diagnostics :

– une chose ou une ressource n’est jamais un « commun » naturellement, elle est toujours instituée en tant que tel par une décision politique basée sur une idée du bien commun ;

– la nécessité de faire progresser ce qui est « partagé et inclusif » face à ce qui est « privé et exclusif » ;

– la nécessité de sortir de la dualité « État » vs. « marché » ;

– le dévoiement récent de la propriété publique et de la notion d’intérêt général, par la proximité avec les intérêts économiques privés ;

– la nécessité de donner de la force à la délibération collective et à des formes d’auto-gouvernance.

La perspective « ostromienne » se distingue en insistant sur les trois constituants d’un commun : (1) une ressource (objet) identifiable et aussi délimitable que la communauté d’usagers (sujet – les « commoners ») ; (2) des droits de propriété appliqués à la ressource et entendus comme un « faisceau de droits », c’est-à-dire un ensemble multidimensionnel de droits affectant l’usage, l’accès, la gestion, le devenir, etc. de celle-ci ; (3) un mode de gouvernance ou l’organisation, par les membres de la communauté, de la prise de décision affectant la ressource. Au-delà, il n’existe pas de principe général du commun, mais autant de « communs » qu’il y a de ressources sur lesquelles s’exercent des droits de propriété commune et une gouvernance en commun. Une préoccupation importante est l’articulation avec le « pouvoir global » : ici, les « communs » ne visent pas à abattre l’État-social et la sphère marchande en tant que telle, mais à s’articuler avec eux (la propriété commune incorpore le plus souvent des relations marchandes et des relations avec un pouvoir plus central) au nom du bien commun.

La perspective de Pierre Dardot et Chistian Laval s’ancre dans une vision du commun avec une forte dimension d’inappropriabilité. Plutôt que sur la chose, elle insiste sur l’agir-commun qui implique une exigence de démocratie radicale (posant la question de l’articulation avec les pouvoirs établis) et qui serait une forme de rationalité alternative à l’appropriation généralisée des ressources et son corollaire – la concurrence généralisée pour cette appropriation. Sur quoi repose cet agir-commun ? Face à des conceptions du commun/de la communauté basées sur des particularismes (reconnaissance d’une identité) ou sur la reconnaissance d’une propriété, c’est la vieille notion de « munus » qui est agitée : les individus s’assemblent dans la reconnaissance d’une dette fondamentale, ineffaçable et donc perpétuelle de co-activité et de co-habitation. Le principe d’appropriation généralisée des ressources au cœur de l’époque moderne pourrait être ainsi vue comme la volonté, pour certains groupes, de se soustraire à ou de s’immuniser contre cette dette fondamentale.

Il semblerait que les travaux italiens, notamment ceux de la Commission (ministérielle) Rodotà, réunissent ces deux perspectives. Les « beni communi » y sont définis comme tous les biens qui, indépendamment du titre de propriété, « expriment une utilité fonctionnelle à l’exercice des droits fondamentaux ainsi qu’au libre développement de la personne ». Ils sont, « entre autres : les fleuves, les torrents et leurs sources ; les lacs et les autres eaux ; l’air ; les parcs tels qu’ils sont définis par la loi, les forêts et les zones boisées ; les zones montagneuses de haute altitude ; les glaciers et les neiges pérennes ; les plages et les parties de la côte déclarées réserve environnementale ; la faune sauvage et la flore protégée ; les biens archéologiques, culturels, environnementaux et les autres zones paysagères protégées. »[4] On y trouve l’application de la notion de faisceau de droits : un musée « beni communi » peut être détenu privativement mais il est usé et géré en commun. On y trouve aussi la garantie inconditionnelle de certains droits, reflet du « munus ».

2. « Commons forever » : sommes-nous condamnés à exclure le temps long ?

Ces pistes théoriques sont utiles pour saisir les cas concrets que nous allons à présent aborder. Merve Bedir[5] (architecte et chercheur) rappelle que le mouvement de protestation de 2013 contre la destruction du Parc Gezi est fondé sur l’auto-organisation des citoyens qui se réapproprient la notion de « public » à partir de celle de « commun ». Elle en tire la réflexion suivante : « il faut comprendre le commun(s) comme un nouveau type d’espace (urbain) qui est en dehors de la dichotomie entre public et privé ; un espace qui est créée par l’action collective, par les gens ; ne cherchant pas à être permanent mais plutôt à transformer à partir du temporaire. Apprendre de la dynamique du temporaire doit être une inspiration pour toutes les disciplines créatives ». Les communs en question se situent dans « les gestes simples de la vie quotidienne », dans « la concrétude de la vie matérielle des habitants » (jardins, etc.). Ephémérité et matérialité comme conditions d’épanouissement des communs.

On trouve matière à réfléchir, en ces termes, sur la temporalité des communs dans bien d’autres domaines. Par exemple, celui de la compensation écologique : en principe, à une destruction de nature suite à un aménagement correspond une « production de nature » jugée équivalente. La récente Loi « Biodiversité » (2016) en France consacre ce principe mais au mieux reste évasive sur un point : à une destruction définitive de nature correspond en pratique une production temporaire de nature (l’obligation de compensation s’éteignant à l’échéance d’un CDD lorsque le terrain où a lieu la compensation n’appartient à la personne qui est soumise à l’obligation)[6]. Ce point a motivé une proposition d’amendement portée par divers acteurs, philosophiquement proche de ce que proposait la Commission Rodotà : le propriétaire du terrain où a été mise en œuvre la compensation retrouve l’usage du terrain, « pourvu qu’il ne soit pas contraire à l’objectif de protection de la biodiversité qui a présidé à la mise en œuvre de la mesure de compensation. » Le motif est que « dès lors qu’un terrain est l’assiette d’une mesure de compensation, il acquiert une destination environnementale. Pour répondre au caractère définitif de l’atteinte qui a été portée à la biodiversité, cette destination environnementale doit être pérennisée. »[7] Autrement dit, il s’agit de considérer que la valeur écologique produite pour compenser n’appartient pas au propriétaire du terrain, mais est un bien commun qui doit être garanti dans le temps.

La réponse de la représentation nationale est éclairante quant aux mutations aussi inéluctables qu’inacceptables – pour le moment – pour beaucoup : « L’objectif était de compenser, mais pas de compenser éternellement ! […] Si j’ai compensé, en « traitant » mon terrain conformément aux obligations de la compensation, je reprends ma liberté au terme du contrat. Ce serait porter atteinte au droit de propriété que de prévoir le contraire… Nous devons espérer que le propriétaire aura pris goût à une gestion compensée et souhaitera poursuivre dans cette voie. » (Sénateur Jérôme Bignon, 21 janvier 2016)[8]. Le(s) commun(s) face à l’éternel : la liberté individuelle comme droit fondamental de la personne humaine à s’immuniser face au « munus » (pouvant inclure ici les espèces non humaines), avec comme rempart l’exclusivité et l’unicité du droit de propriété. Nulle dette en dehors d’un contrat ! Jusqu’à nouvel ordre donc, la protection de la biodiversité relèvera fondamentalement de la bonne volonté des propriétaires terriens. Le temps long n’est décidément pas l’ami des communs alors que ces derniers sont par essence des invitations à construire des espaces durables.

3. Les communs territoriaux : les enjeux d’une mutation

Les communs territoriaux sont l’objet d’une attention particulière de la part des chercheurs[9] et des politiques[10]. C’est que la notion de territoire est particulièrement fertile quand il s’agit de retravailler ce que nous avons en commun, comme le défend l’architecte et urbaniste Alberto Maganghi[11]. A l’opposée d’une vision en termes de plateforme inanimée simplement réceptacle d’infrastructures au service d’intérêts particuliers, le territoire doit être considéré comme un « être vivant », qui n’est territoire que dès lors qu’il constitue le « lieu de la finitude » (bornant la vie matérielle quotidienne), qu’il relève du temps long (dimension patrimoniale), qu’il est produit collectivement (conscience de lieu) via des rapports sociaux complexes.

En ce sens, un territoire se compose et les communs territoriaux participent de sa recomposition. Quand ? Lorsque « l’intérêt général » n’arrive plus à répondre aux besoins des populations (par éloignement de la vie matérielle et le dévoiement évoqué plus haut). Comment ? Sont repérés, dans divers domaines, des processus :

– de reconstruction de citoyens actifs, les « habitants » se réappropriant avec la nécessaire complicité des pouvoirs établis la capacité à construire et à gérer des biens communs ;

– de reconstruction de communautés, basée sur l’agir-commun (« munus ») qui fait que l’on passe de « l’individu revendiquant son droit exclusif à » à « l’individu membre d’un groupe social où la satisfaction de ses droits passe par celle des autres membres du groupe » ;

– de reconstruction d’espaces communs, où le processus qui définit l’objet (ce qui est à partager) définit en même le sujet (le « nous »). Ainsi, le plus souvent, la construction du commun (« commoning ») déborde (« overflowing ») les limites spatiales et communautaires établies. Comme l’indique Merve Bedir, toujours à propos du Parc Gezi, « durant son occupation, les espaces urbains spécifiques, sans égard vis-à-vis de leurs frontières physiques, ont été reconstruits, incluant et allant au-delà de leurs objectifs initiaux en termes de design, révélant ainsi une autre capacité où les rôles du design et des designers sont redéfinis, où ils peuvent explorer de nouvelles existences ». À noter que l’espace commun n’est pas l’espace public : ce dernier est défini par une autorité supérieure et utilisé par des individus après autorisation, alors que le premier est une forme d’espace fondamentalement relationnelle qui n’existe donc pas « a priori ». Le statut de « lieu » lui est conféré dès lors que les habitants se reconnaissent entre eux dans des objectifs d’organisation et pactisent pour la gestion collective d’un projet afin de définir les règles d’usage des communs territoriaux.

Les contrats de rivière « par le bas » en Italie (essentiellement en Toscane) sont souvent pris en exemple de concrétisation de cette reconstruction des sujets et de l’objet du commun en même que celle du territoire. Cette démarche en inspire d’autres en France à propos de la gestion des risques inondations sur un bassin versant. À son propos, le couple « intérêt général » protecteur (et technicien) / « intérêt privé » déconnecté du risque se marie dans un déni du risque conforté par un sentiment de toute puissance. Reconstruire des citoyens actifs passe par une remise en cause de l’idée de toute puissance face aux aléas et de la suffisance d’une protection externe. Reconstruire une communauté basée sur l’agir-commun passe par l’objectivation des relations d’interdépendance qui existent entre les individus sur un espace (tous mes choix de localisation et d’occupation du sol ont un impact sur autrui à propos du risque inondation). Reconstruire un espace commun passe par l’acceptation de la remise en cause des bornages administratives de l’espace (il n’est plus question d’une commune face à une autre) pour mettre au cœur de l’espace commun le cycle de l’eau et ses propriétés. Le « statut de lieu » étant acquis, il devient alors aisé de voir se construire dans un même temps des sujets et un objet commun, mettant en discussion tous les enjeux, toutes les contradictions potentielles et avérées vis-à-vis d’une stratégie de reconstruction du territoire où la nature et le cycle de l’eau regagne du terrain. Dans ce contexte, l’intérêt général devient un compromis institué localement, dont l’expression commencerait par un « Nous ».

Échanges avec les étudiants et le public

Cécile Fries-Paiola

Une première question, avant même que nous reparlions du contenu en lui-même, serait de préciser d’où vous nous parlez, en nous expliquant ce que sont les Économistes Atterrés. La deuxième serait de nous préciser dans quel cadre vous intervenez, par exemple dans votre travail en lien avec les contrats de rivière ?

Ali Douai

Les Économistes Atterrés est un collectif d’économistes, mais pas seulement – il comprend aussi d’autres disciplines maintenant – qui existe depuis 2010. C’est une association qui s’inscrit officiellement dans le cadre de ce que l’on appelle « le mouvement d’éducation populaire ». Elle est née de l’initiative de quatre économistes – rejoints ensuite par un certain nombre d’autres – qui ont voulu s’élever contre les remèdes qui avaient été prescrits à la crise financière de 2008-2009, en indiquant qu’il était surprenant que ce qui était diagnostiqué, par eux et par nous, comme étant les causes de la crise, se retrouvaient renforcés et promues comme moyens de gérer la crise. Généralement, on résume cela à ce que l’on appelle « les politiques économiques néolibérales », ou encore « politiques d’austérité ». Quoiqu’il en soit, ce collectif est né d’une vingtaine de personnes en 2010 et nous sommes aujourd’hui à peu près 150.

Je suis membre du collectif d’animation. Nous aurions pu appeler cela un conseil d’administration, mais nous trouvions cette appellation trop formelle. Nous y sommes 23, et nous avons des compétences et des connaissances différentes. Pour ma part, je suis un peu le « monsieur environnement » de l’affaire, avec mon ancien directeur de thèse d’ailleurs qui est aussi membre de ce collectif. Nous avons tendance à répondre à des sollicitations, à produire de la connaissance, à essayer de rendre accessible un certain nombre de choses et de débats économiques contemporains. Nous avons sorti quatre ouvrages allant dans ce sens, à destination du grand public, ainsi que des petits livrets qui concernent des questions assez précises : par exemple les monnaies, les monnaies électroniques, les monnaies alternatives, des choses comme ça. Et nous occupons, de façon plus ou moins intense et plus ou moins bien – mais cela pose d’autres questions – l’espace médiatique, puisqu’il ne se passe pas une journée sans que nous recevions une sollicitation médiatique pour jouer souvent le rôle de contrepoint. Je peux citer un exemple récent où je suis invité pour être mis en face d’un autre économiste ou d’un autre scientifique sur une question, et nous sommes souvent présentés l’un et l’autre comme opposants. Voilà un peu le cadre général. Nous produisons aussi des tribunes, des textes dans les journaux de référence et dans un certain nombre de revues. Nous avons aussi des collaborations pérennes, nous avons par exemple une chronique mensuelle dans un journal qui s’appelle L’âge de faire, ou encore une chronique mensuelle dans Libération et dans Le Monde. Nous nous répartissons les tâches pour essayer de trouver des sujets intéressants. Nous ne nous forçons pas à écrire : cela fait trois mois que je n’ai rien à raconter, donc je ne raconte rien, mais en janvier-février je raconterai sûrement quelque chose sur la dernière loi qui va être votée sur la transition énergétique à l’Assemblée.

Pour la deuxième partie de votre question, nous nous sommes donnés encore quelques années pour expérimenter par exemple un contrat de rivière « par le bas », un peu dans le sens où cela est fait en Italie. Aujourd’hui les contrats de rivière sont des documents définis et validés par les préfectures, donc par l’Etat avec l’ensemble des collectivités locales, pour la gestion de la ressource en eau et pour la gestion des rivières sur un territoire. Ils sont faits d’une certaine manière « par le haut ». Nous essayons avec des financements publics évidemment, de poser des bases conceptuelles, philosophiques, mais aussi pratiques, qui doivent permettre d’aboutir à un prochain contrat de rivière, qui permette, si ce n’est d’aller jusqu’à l’auto-gouvernance, d’arriver à cette idée de « citoyens actifs », de « communauté » qui se reconnaît par cette dette et par cette interdépendance en continu. Cela peut aller jusqu’à requestionner un certain nombre de principes bien établis.

On sent bien qu’on est à l’intersection, aux interstices de la recherche scientifique et de l’engagement citoyen. Je ne sais plus exactement à quel moment je ne fais plus de la science, si tant est que j’en fasse, dans les travaux que j’ai évoqués avec vous. Lorsque  nous déposons un amendement dans le cadre du projet de loi de biodiversité en février 2016, et qui est voté en mars 2016, nous faisons de notre initiative une occasion de discuter du projet de loi. Cela fait un petit moment que nous réfléchissons ensemble à ces questions de compensation, et nous sommes assez naturellement arrivés à la nécessité de présenter cet amendement. Nous avions conscience que cela n’avait aucune chance de passer, mais c’était un moyen d’interpeller. Ce n’est pas mon mode préféré d’intervention. Nous avions aussi écrit une tribune dans Le Monde à ce moment-là avec cette même idée, qui a d’ailleurs été reprise à la volée par d’autres collègues, et cela a ouvert un débat.

Si l’implicite de la question est la relation pour moi entre « activité de recherche » et « engagement », je peux dire que, dans mon activité au quotidien, j’essaie d’être le plus honnête possible, c’est-à-dire que j’ai beaucoup d’entrées je dirais citoyennes et beaucoup de moments où je suis dans le cadre de la proposition d’alternatives. Et quand je travaille, j’essaie de bien distinguer les moments : je fais un travail analytique et j’utilise ce travail analytique et conceptuel pour ensuite essayer de le porter sur ce qui me semble être les bons acteurs, les bonnes causes d’une certaine manière, ce qui n’est pas toujours bien accepté par ma communauté. On va être clair, je travaille aussi avec des économistes qui me traitent d’ « idéologue » et qui disent « ton travail est scientifique et tu le mets au service d’idéologies ». Disons que j’arrive à vivre avec ça.

Vincent Bradel, enseignant-chercheur à l’ENSArchitecture Nancy

J’ai une question complémentaire par rapport à votre projet d’essayer de constituer un projet rivière qui vienne « du bas » c’est-à-dire des communes, ou en tout cas de groupes d’habitants… Je ne m’intéresse plus au côté scientifique de l’affaire, mais à l’entrée du côté du fameux « engagement citoyen ». Vous ne partez pas d’un programme scientifique, ce n’est pas un appel d’offre ?

Ali Douai

Si, si ! Je ne l’ai pas précisé, mais l’opportunité qui nous a été donnée avec cinq ou six collègues du coin, plus d’autres collègues de Grenoble, notamment de l’IRSTEA[12], de travailler sur ce sujet, vient d’un projet européen. Et nous avons, non pas travesti mais configuré d’une certaine manière l’opportunité d’un projet européen, dans lequel on est venu nous solliciter pour nos compétences sur un certain nombre de sujets notamment la gestion des risques et la question de ce qu’on appelle « les services des écosystèmes ». Le projet européen travaillait en fait sur la gestion des risques inondation, il avait sélectionné le territoire parce qu’il s’était passé des choses le 3 octobre 2015, et il avait déjà un tropisme fort sur ce qu’on appelle « les solutions basées sur les écosystèmes ». La Commission européenne nous a demandé de travailler, sous un angle scientifique évidemment, sur la promotion partout où c’est possible « des solutions basées sur les écosystèmes » ou sur la nature plutôt que sur les infrastructures grises, pour aller vite. D’autant que dans la région-là, la bataille qui se joue, c’est « solution naturelle versus construction d’un barrage ». Et on nous a donc sollicité avec plein de bonne foi en disant : «  nous aimerions que vous étudiez de façon scientifique l’opportunité ou non de faire ce barrage ou justement de ne pas le faire mais autre chose qui est de restaurer un ensemble de corridors écologiques et un certain nombre de forêts qui entourent le fleuve et la rivière en question ». Et nous avons saisi cette opportunité parce qu’en plus il est question de valorisation « des services des écosystèmes » et que nous allons pouvoir y faire vraisemblablement du commun : nous leur avons dit : « nous vous prévenons, le problème principal qui va se poser n’est pas une évaluation économique de l’opportunité de développer des solutions naturelles plutôt qu’un barrage, on le sait que c’est plus avantageux, on sait que c’est plus efficace en terme de réduction du risque, on sait que c’est moins cher, donc ça on le sait déjà et je peux vous dire que les acteurs auxquels nous allons s’adresser le savent aussi. D’un point de vue j’allais dire « scientifique », l’enjeu est autre : il est de « reconstruire des communautés », des communautés pratiques et des communautés de pensées et des consciences de lieux. Parce que le diagnostique que nous avons fait était que les acteurs qui gèrent aujourd’hui le risque inondation sont essentiellement hors-sol, et que l’ensemble des initiatives citoyennes existantes sont très éloignées de la sphère, non pas de la décision, mais de la sphère de la discussion en amont des décisions. Ce n’est donc pas une conférence à 19h le soir à Antibes avec les trois convaincus : nous arrivons avec l’autorité d’un tampon « projet européen – Commission européenne » auprès des acteurs des municipalités, de la communauté d’agglomération de Sophia Antipolis, du Conseil départemental, du Conseil régional, de l’Agence de l’eau. Nous avons donc fait le tour de la trentaine d’acteurs qui officiellement s’aiment beaucoup pour gérer le risque mais qui en fait se tirent dans le dos, et qui du coup aboutissent à des préconisations qui sont un petit peu décalées. En avançant à pas de loup, pardon à l’inverse du loup, en étant le loup blanc, nous essayons de positionner des catégories et des démarches.

Nous sommes lucides, nous savons très bien qu’à cinq ans ou six ans on ne va pas arriver au contrat de rivière « par le bas ». Mais nous avons posé un objectif normatif pour frapper les esprits, en disant « voilà comment en 2012 vous avez défini le dernier contrat de rivière, voilà comment il a été construit, on ne peut pas dire ce que soit très efficace autour d’Antibes puisqu’on en est à trois épisodes tragiques sur les huit dernières années, est-ce qu’on ne peux pas tenter autre chose ? » Nous arrivons avec des concepts et des méthodes, mais aussi avec cette idée de commun, pour essayer de revivifier un petit peu la pensée, parce que, encore une fois, ce qui est marquant sur ce territoire-là c’est l’absence de conscience des lieux et des interdépendances, et donc l’absence de commun, de commun au sens large. La plupart des acteurs auxquels nous avons eu affaire, en l’occurrence les usagers, les habitants, n’ont pas idée qu’un certain nombre de décisions et d’actes individuels ont des conséquences sur les autres riverains. Il faut donc les leur dévoiler. Nous arrivons, et parfois ça les impressionne, avec des cartographies dynamiques qui sont en fait basées sur des modélisations hydrologiques de l’Irstea, et nous leur disons : « regardez nous sommes capables de simuler votre muret, que vous avez construit il y a dix ans, et on va se taire car il est illégal, vous n’avez pas l’autorisation mais ça c’est autre chose, voyez ce que vous avez mis et regardez : le modèle montre que s’il n’avait pas été là, moins d’eau serait passée de l’autre côté et moins vite » et forcément cela fait réagir. J’ai reçu beaucoup de critiques pour cette démarche : « paternalisme », « absence d’objectivité », « démarche non scientifique », ce n’est pas très grave. Voilà le cadre. 

Intervention #1

Vous qui êtes très en vue sur la question écologique, vous nous avez donné deux cas concrets qui tournaient autour de la question de l’Homme : le premier était un individu ou un collectif qui voulait construire un bâtiment, et vous nous avez expliqué cette question de compensation ; le seconde était plus au niveau d’une communauté, de la population, pour laquelle il s’agissait de ne pas être inondée au niveau du bassin versant. Or quand vous nous donnez la définition du bien commun, parmi les différentes choses il y a les torrents, les forêts, les massifs montagneux. Comment est-il possible de penser le bien commun d’une façon moins anthropocentrée ?

Ali Douai

Moins anthropocentrée ?

Intervention #1

Oui, qui soit moins tourné autour de l’Homme et plus autour de grandes notions, peut-être plus sur la planète et le bien de l’environnement…

Vincent Bradel

… les écosystèmes peut-être ?

Intervention #1

Oui, des écosystèmes.

Ali Douai

La commission Rodotà avait donné une liste, avec un « et cætera » à la fin, de ce qui pour eux devaient être des biens communs, et ce quelque soit leur statut en terme de droit de propriété, et donc gérés sous l’angle de leur contribution aux intérêts de la collectivité. On trouve effectivement en premier lieu un certain nombre d’écosystèmes ou types d’écosystèmes. Et si j’ai bien compris, vous me dites que dans les deux exemples que j’ai donnés, je me suis un peu éloigné de ces biens, en tout cas de ces ressources, de ces biens communs, pour centrer la discussion sur un certain nombre d’acteurs et un certain nombre de communautés humaines.

Vous avez raison et je voudrais apporter deux remarques. Dans les deux cas, j’ai commencé par distinguer la ressource, la ressource commune, disons l’objet, et les sujets. Quelque soit l’approche des communs que l’on a, les sujets du commun sont toujours des sujets humains d’une certaine manière. Et en l’occurrence dans les deux exemples que j’ai pris, les objets, ou la ressource, restent des écosystèmes. J’étais obligé de donner, pour être clair, des termes qui sont couramment utilisés par d’autres, comme « valeur écologique créée ». Cela pose plein de questions d’un point de vue philosophique : que signifie « valeur créée » et validée comme telle par la communauté comme étant « une valeur écologique » utile dans le sens où elle a permis de compenser ce qui aurait été détruit par ailleurs, ou des projets qui ont été jugés utiles d’un autre point de vue, au niveau socio-économique ? Premier point, on reste sur ce qui va relever de biens qui sont inscrits dans la liste de Rodotà, et deuxième point, et le problème de l’école italienne va jusque-là, ils ont donné une liste de ce qui doit être pour eux des biens communs, mais il faut maintenant les instituer en tant que communs. La prochaine étape, c’est de faire en sorte qu’effectivement les biens qui ont été listés deviennent des communs, au sens des Ostromiens, et au sens d’ailleurs aussi de Laval, c’est-à-dire qu’une ressource, qui a un certain nombre de caractéristiques ou de qualités, ne devient commune qu’à partir du moment où une communauté s’est constituée autour de cette ressource et a acquis le pouvoir, ou en tout cas les dispositions nécessaires, pour la produire et la gérer en commun.

Je ne veux jamais détacher l’objet du sujet, et l’on revient donc nécessairement à cette communauté humaine qui doit se construire aussi d’une certaine manière. Mais de toute façon, pour qu’on puisse parler de communs avec un « s », pour qu’une ressource devienne un commun, on doit passer par la communauté humaine, et on est donc nécessairement sur de l’anthropocentré. Et quand bien même on serait sur l’idée qu’un certain nombre de biens sont par nature communs ou doivent être par nature gérés en commun, à un moment ou un autre, on est dans le cadre d’une décision, d’une appréciation anthropocentrée sur ce sujet-là. Je vous précise effectivement que les deux exemples restaient centrés sur des objets qui relevaient d’écosystèmes et que la question de fond n’était pas tant la configuration de la ressource en tant que telle, qui est assez bien établie d’un point de vue physique, mais plutôt la question de « la construction de la communauté », en tout cas des commoners. C’est-à-dire dans le deuxième cas faire en sorte que les usagers deviennent des commoners, en tout cas ceux qui sont touchés par le risque inondation, et la question qui se pose est comment faire en sorte qu’ils forment  cette communauté qui va justement gérer ensuite la ressource en commun. Il faudra ensuite que l’État lui donne les moyens de le faire, en tout cas lui donne les marges de manœuvre nécessaire pour le faire. Alors que le premier cas est encore un peu plus éloigné, nous avons décrété avec un certain nombre de collègues que « la valeur écologique créée » était un bien commun, une ressource commune, et nous chercherons à la faire garantir par des actes et pour cela, la catégorie qui manque est la communauté. Alors quand on me pose cette question, je réponds que la communauté, c’est la communauté abstraite qui a défini dans la loi que l’objectif était, pour la France en tout cas, l’absence de perte de biodiversité, et on a trouvé la solution puisqu’on dit qu’on va compenser. À chaque destruction que vous ferez, vous-même si demain vous décidez de construire un bâtiment ou une maison pour vous, vous êtes normalement soumis à cette obligation de compensation. Et vous sortirez de là grandi ou en tout cas en bonne conscience puisque vous aurez compensé ce que vous aurez détruit. Évidemment le vice caché c’est la durée de la compensation, et c’est-là dessus que l’on a collé les catégories des communs. J’admets que nous sommes restés parfois un peu vague, la rigueur conceptuelle a un peu disparu lorsqu’on a parlé des communs dans cette discussion, mais quoiqu’il en soit, la question des communs a nécessairement un caractère anthropocentré, quand bien même elle porte sur une ressource qui est naturelle.

Intervention #2

Je voulais savoir dans quelle mesure il serait possible de changer de modèle économique et de société pour favoriser cette notion de biens communs ?

Ali Douai

J’aime beaucoup votre question, mais elle me met en difficulté lorsqu’il s’agit d’être lucide, parce que lorsque nous prenons la mesure du gouffre qui nous sépare d’un certain nombre d’objectifs que nous avons en tête, nous sommes découragés. Je vais tout de suite préciser que je ne fais pas l’apologie des communs pour faire l’apologie des communs : cela ne constitue pas nécessairement une panacée. Si je reviens sur l’exemple de la compensation écologique, nous savions très bien que l’objectif que nous nous étions fixés, c’est-à-dire faire passer dans la législation un outil – nous avions même été plus loin en proposant des outils juridiques nouveaux, des types de contrats nouveaux qui permettaient de lever des ambiguïtés juridiques – n’était pas atteignable. Il se trouve que deux jours avant le passage devant le Sénat, nous avions eu un échange avec le cabinet du ministère, à l’époque c’était Ségolène Royal, qui nous avait dit « mais vous n’avez aucune chance », parce que nous touchions au droit de propriété, et cette notion dans le droit français est toute entière teintée de l’idée de privatif et d’exclusif. En France, le droit est fondé sur l’unicité du droit de propriété, l’unicité de plein de choses. On est unique et on est opposé à cette idée de « faisceaux de droit », alors qu’aux États-Unis cette notion est entrée dans le droit.

Nous savions donc que nous allions perdre, et pour autant nous l’avons proposé quand même, parce que cela aller susciter de la discussion, et que nous allions obtenir un peu de publicité. Des députés nous ont écrit en disant « il est super votre projet ». D’une certaine manière, nous nous sommes dit que cela avait fait un petit peu avancer la cause, même si en réalité un an après cela n’a pas bougé d’un pouce, mais peu importe. Je me suis en fait inclus en permanence dans cette démarche en me disant « qu’est-ce que je peux faire d’autre que de ne rien lâcher sur le plan de la rigueur conceptuelle, dans un certain nombre d’initiatives, et de continuer à diffuser un certain nombre de démarches, de propositions, en les mettant toujours en débat ». Parce que, encore une fois, nous savons que nous sommes loin d’être parfaits, nous savons que nous avons parfois tort, et il m’est arrivé de changer d’avis et de reconnaître avoir raconté une énorme bêtise, mais il faut aussi dire l’inverse : quand nous sommes sûrs que ça tient la route, nous ne lâchons pas. Le plus souvent quand même, nous nous décourageons au bout de quelque temps parce que nous voyons que les choses n’avancent pas.

Pour revenir sur votre question, nous partons d’une question très simple : on veut compenser écologiquement, c’est-à-dire qu’on veut faire une bonne politique qui est de dire « toute destruction de la biodiversité ou des écosystèmes en France fera l’objet au moins d’une compensation », tout en disant bien qu’avant d’en arriver là on est censé l’éviter ou la réduire. Au moins, la France peut dire dans les cercles internationaux : « on fait ce que l’on appelle en anglais du « no net loss », on n’a plus de perte nette de biodiversité en France ». Et nous, nous posons une petite question pratique : « oui mais attendez, qu’est-ce qu’il se passe au bout de trente à quarante ans, lorsque le contrat de la compensation s’arrête ? », et nous remontons le fil de ce qu’il y a en fait à transformer dans nos consciences et dans la loi, qui est tout simplement la substance de la Constitution française, en tout cas pour ce qui est des rapports économiques et le droit de propriété privée. Et cela donne le vertige : imaginez-vous que vous êtes un propriétaire terrien ou un propriétaire foncier qui, à un moment ou à un autre pour une raison x ou y, êtes soumis à cette obligation de compensation ou dont le terrain a fait l’objet de cette obligation de compensation, et je vous dis que jusqu’à nouvel ordre et a priori jusqu’à votre mort et à la mort de cinq générations, « vous ne pourrez pas faire ce que vous voulez du terrain ou en tout cas vous ne pourrez rien faire qui soit en contradiction manifeste avec l’affectation écologique du terrain qui sert à la compensation écologique », qu’est-ce que vous dites ? Vous dites normalement, si vous êtes un individu normal en France aujourd’hui, mais peut-être que vous n’êtes pas normal et je vous le souhaite, « vous contredisez le principe de ma liberté individuelle et de ma jouissance pleine et exclusive de mon droit de propriété », et vous finissez votre phrase généralement en disant « si vous voulez voir ça un jour, vous n’avez qu’à aller en Union Soviétique ». Là je réponds « et bien non, il n’y a pas besoin d’aller en Union Soviétique, il suffit d’aller aux États-Unis ». Dans le droit états-unien, et normalement ce pays est à peu près l’extrême inverse de l’Union Soviétique, vous avez un principe qui s’appelle « la servitude perpétuelle » qui fait que, pour un propriétaire agricole ou un propriétaire terrien qui est soumis à l’obligation de compensation, le terrain peut être soumis à ce qu’on appelle « une servitude perpétuelle », perpétuelle au sens plein, et qui fait qu’il ne pourra jamais affecter son terrain à autre chose qui soit en contradiction avec la compensation en l’occurrence.

Quand j’ai affaire à ces questions, je fais d’abord saisir le gouffre qui nous sépare d’un point de vue des mentalités et de la pratique de ce qui pourrait être l’objectif sur lequel on pourrait s’entendre. Et après, nous faisons pas à pas : nous partons du principe que cela ne changera pas dans les vingt ou trente prochaines années, mais qu’il ne faut pas pour autant lâcher, parce que si nous lâchons maintenant cela ne changera jamais. Nous continuons donc d’essayer d’alimenter la discussion, de montrer que nous sommes nombreux, que nous ne sommes pas des bolcheviks, que nous ne sommes pas des gens qui allons exproprier, nous parlons et puis parfois nous voyons des gens qui nous posent des questions, qui réagissent à une tribune, qui nous envoient un mail à la suite d’un ouvrage qui paraît sur la question… Si je perds mon temps en généralités sur un quelconque modèle économique – parce que vous voyez derrière ce qu’il y a, cela revient à reconsidérer le droit de propriété, à le remettre à plat y compris dans son inscription actuelle dans la Constitution française – cela être très long.

Intervention #3

Vous nous parlez souvent des individus qui ont tendance à être très réactifs et à refuser que leur droit individuel soit mis en danger, parce qu’ils ont tendance à penser de manière un peu égoïste, et nous nous demandions dans quelle mesure justement ce modèle de bien commun pouvait être accepté par les populations ? Est-ce que, à partir du moment où vous leur faites prendre conscience des conséquences de leurs actes, ils arrivent à se calmer et à accepter que leurs bénéfices privés soient mis en arrière, ou est-ce que ils sont d’accord avec la notion de commun en général, mais dès que l’on touche à leurs bénéfices individuels cela ne les arrange plus trop ? Dans quelle mesure sont-ils capables d’accepter cette notion ?

Ali Douai

C’est très variable. J’apprécie beaucoup vos questions parce qu’elles obligent à un effort de réflexivité. Le plus souvent, nous avons la tête dans le guidon ou alors nous ne nous parlons qu’entre nous, avec un certain nombre de collègues convaincus. Il se trouve par ailleurs que je suis économiste de l’environnement, mais aussi institutionnaliste, et que je travaille donc beaucoup sur les questions de liens entre les institutions et les comportements individuels. Comment les comportements individuels sont configurés par un contexte institutionnel et comment la modification du contexte institutionnel – et quand je dis « contexte institutionnel » cela peut être des règles, des lois, mais ça peut être aussi des pratiques plus quotidiennes – est susceptible de transformer les comportements individuels ?

Là, en l’occurrence, de manière très pratique sur la question des inondations, nous sommes maintenant capables de faire une sorte de typologie des comportements, et d’identifier un ensemble d’acteurs qui sont plus réactifs à un certain nombre d’informations et d’incitations. Nous pourrions prendre le problème par plusieurs bouts. Il y a un ensemble d’acteurs dont nous savons que l’acceptabilité d’un certain nombre de propositions ne viendra que dès lors qu’ils auront réussi à connecter la démarche à leur intérêt propre. Cela implique alors de réfléchir sur cette notion « d’intérêt propre » : je ne veux pas vous faire du comportementalisme ici, mais je travaille avec des gens qui sont en psychologie et en économie comportementale et qui me disent « attention la plupart des acteurs ne sont pas capables d’exprimer de façon claire et cohérente leur intérêt », et ce sont des choses qui sont en construction et en évolution permanente.

Cela veut dire qu’il existe plusieurs façons de faire, plusieurs schèmes possibles qui vont consister d’abord à ne pas vouloir figer les choses, à ne pas partir d’une cartographie a priori des acteurs en ayant attaché à chacun d’eux des intérêts. Nous nous doutons d’un certain nombre de choses en fonction de la position sociale de certains acteurs, de leur position parfois simplement sur une carte géographique, un quartier croisé avec un niveau de revenu moyen par exemple… Mais nous sommes aussi parfois surpris de la porosité qui peut exister entre un ensemble d’acteurs et les présupposés que nous pouvons avoir parfois sur leurs intérêts et la manière dont ils l’expriment, ce que l’on va appeler leur « intérêt propre ». C’est une première chose qui donne déjà une marge de manœuvre.

La deuxième chose, c’est que nous savons effectivement que, parfois, pour un certain nombre d’acteurs en tout cas, le dévoilement des impacts de leurs activités et des liens d’interdépendance qu’ils nourrissent avec leur terre sans qu’ils le sachent, a tendance, si ce n’est changer un certain nombre de pratiques, du moins à changer la configuration de la discussion, à rendre les choses un petit peu plus poreuses. L’enjeu reste quand même le plus souvent, dans un premier temps, de mettre les acteurs autour d’une table et de les faire discuter. Et nous voyons que cela a un vrai impact.

Ensuite, de façon malicieuse, mes collègues qui sont comportementalistes passent leur temps à réfléchir à la manière de présenter et de doser un certain nombre d’informations, à la manière de configurer un certain nombre de schémas pour optimiser, d’une certaine manière, l’impact sur le plan cognitif sur les acteurs. Et ils se font parfois traiter de « paternalistes », et d’ailleurs ils l’acceptent, puisque les « nudges » sont actuellement à la mode. Et vous êtes d’ailleurs peut-être concernés en tant que futurs architectes. Les « nudge » ont été l’objet du dernier Prix Nobel d’économie[13]. Je caricature un peu, mais l’idée est la suivante : pour amener des individus à se comporter comme on le souhaite, il y a trois possibilités. Il y a d’abord l’incitation financière ou la désincitation financière, par exemple, vous mettez en œuvre une taxe sur les déchets ou sur le non-tri des déchets pour inciter un certain nombre de ménages à trier plus, ou vous mettez en place une rétribution financière pour services environnementaux : on va payer des agriculteurs lorsqu’ils se comportent bien ou qu’ils adoptent un certain nombre de pratiques. C’est censé fonctionner comme ce qu’on appelle un « mécanisme incitatif ». La deuxième voie, c’est le « mécanisme coercitif », la réglementation. Vous interdisez, vous obligez, vous établissez une règle ce qui fait qu’un individu ne pourra plus adopter telle ou telle pratique, ou adopter tel ou tel comportement. Et la troisième voie, c’est ce qu’on appelle le « paternalisme libertarien », le « nudge ». L’exemple qui est pris le plus souvent dans la littérature est le suivant : l’autocollant qui représente une mouche collé sur les urinoirs dans un aéroport. C’est à la mode dans les pays anglo-saxons, cela va vous permettre, sans que l’on vous force à rien du tout, lorsque vous faites pipi, de viser la mouche et non ailleurs. Si je généralise un peu, le « nudge » est un ensemble de dispositifs socio-techniques, le plus souvent techniques, qui sont censés aiguiller vos comportements vers des comportements qui sont non pas prescrits mais jugés, par on ne sait pas qui, comme relevant de l’intérêt collectif, et cela sans que vous ayez le sentiment d’avoir perdu votre libre-arbitre, et même plus, en ayant l’impression que vous exercez votre libre-arbitre.

Cela vous concerne en tant qu’architectes. Il se trouve que je travaille par ailleurs avec quelqu’un qui est membre de ce que l’on appelle la Sustainable Design School[14] à Nice, et qui a un programme de recherche tout entier centré sur les designers et les « nudges » : configurer un certain nombre de dispositifs, de bâtiments, de passages, de couloirs, de sorte à amener des individus vers tel ou tel comportement ou telle ou telle pratique plutôt qu’une autre. On travaille sur les files d’attente, le passage des portes… Configurer les choses pour amener les individus à aller dans telle direction ou dans telle orientation plutôt qu’une autre, sans faire référence à une incitation financière donc au côté incitatif et monétaire, sans faire référence à une réglementation, mais par l’intermédiaire d’un mode doux d’aiguillage. J’appelle cela « avec du nudge doux », mais cela pose beaucoup de questions philosophiques.

Dans mon domaine, cela se traduit par l’utilisation stratégique d’un certain nombre de dispositifs de type cartographiques, de type de dessins qui présentent les choses d’une certaine manière, en supposant que cela va amener les individus ensuite, d’un point de vue cognitif, vers telle et telle image, telle et telle pensée, tel et tel comportement. Je vous rassure, j’ai un comportement tout à fait précautionneux envers ces éléments.

Pour revenir donc sur votre question, et si je devais remonter du côté théorique de mes recherches, j’ai beaucoup travaillé dans ma thèse sur la notion d’ « intérêt » et la manière dont se construisent l’intérêt et les préférences. Et je reste convaincu, même si je ne suis pas un sociologue structuraliste et pas spécialement bourdieusien, que le contexte institutionnel au sens large configure largement les intérêts que nous définissons pour nous-mêmes et les marges de manœuvre que nous avons pour les atteindre. Je réfléchis donc à la fois au niveau des interactions que je vais avoir avec les acteurs individuels, mais aussi à un ensemble de dispositifs législatifs, institutionnels et organisationnels, dont je sais qu’ils vont influencer nécessairement les acteurs et la manière dont ils vont concevoir leurs intérêts. J’essaie donc de travailler à deux niveaux, au niveau individuel et au niveau de l’action collective.

Si je reviens sur l’exemple de la compensation écologique, je suis face à un sénateur qui nous demande de compter sur le bon vouloir d’un propriétaire terrien dans trente ans, afin que celui-ci ne détruise pas, ou en tout cas continue à préserver, la compensation écologique ou la biodiversité en place sur son terrain. Je lui ai répondu la chose suivante, en tant qu’économiste qui soi-disant travaille sur la rationalité : « je me mets dans la peau du propriétaire terrien ou de celui qui a mis en œuvre la compensation, le comportement le plus rationnel, si je suis propriétaire c’est de tout casser, je détruis tout et je refais la compensation, je repars du point de départ. » Ce serait le comportement individuel le plus rationnel. Pendant un certain temps, le propriétaire a bénéficié ou mis en œuvre une obligation de compensation, elle s’éteint par le droit, l’acteur casse tout, détruit la biodiversité qui servait à compenser ce qui avait été détruit par ailleurs et recommence pour compenser ce que il aura à nouveau détruit puisque il aura un autre projet où il va encore détruire… Le sénateur m’a dit « mais non mais non il ne faut pas penser ça », ce à quoi j’ai répondu : « écoutez, au moment où je vous parle, l’ensemble des schémas directionnels qui vont inciter et qui configurent les intérêts de cet acteur vont dans ce sens-là. Comprenez bien que pour qu’un individu se comporte dans le sens de l’espérance que vous voulez, pour qu’il ait pris goût à la biodiversité…, il aura fallu qu’on ait mis en œuvre un gros travail de configuration des intérêts pour que ce soit efficace, mais ne comptez certainement pas sur une espérance spontanée et un agissement spontané et bénévole d’un acteur dont le seul intérêt a priori est de détruire ce qu’il vient de compenser ».

Intervention #4

Dans le cas du contrat de rivière, vous avez eu un rôle d’initiateur et de pédagogue avec les gens que vous avez rencontrés, et je voulais savoir si c’était toujours des collectifs d’intellectuels et de chercheurs qui lançaient ce genre d’initiatives de communs ou s’il y avait d’autres possibilités ? Les politiques publiques ont-elles un rôle ?

Ali Douai

Généralement les chercheurs en économie sont à la traîne : nous prenons la remorque d’un ensemble d’initiatives locales ou plus globales, que nous essayons d’analyser et de comprendre, et après, à la fin, nous essayons de dire « sur cette base là on peut vous apporter tel et tel enseignement », mais en général nous sommes en retard. Ou alors nous acceptons d’être dans une démarche complètement compréhensible, c’est-à-dire « je me fiche de la fumée au long du cours de l’histoire, ce qui m’intéresse c’est de comprendre quelque chose qui me semble nouveau et original, et de le qualifier d’une manière un peu différente que le feraient les acteurs qui sont impliqués ; c’est-à-dire produire de la connaissance qui ne serait pas simplement le savoir profane ». Généralement, en tant qu’économiste, je suis plutôt dans une démarche compréhensive plutôt que prédictive, nous sommes un peu en retard et souvent on me dit « c’est sympa ce que vous faites, vous essayez de dévoiler la logique de quelque chose qui a été fait il y a cinq ans, ça vous a permis de publier un article, dans votre communauté de chercheurs ça vous fait monter en grade, mais pour le reste… » Sur les contrats de rivière, effectivement, nous avons eu un rôle un peu plus moteur, mais nous n’avons fait que rejoindre un certain nombre d’acteurs : je parle d’individus citoyens qui parfois sont regroupés dans des associations, mais pas toujours, qui ont à peu près ce que nous racontons en tête, et qui n’ont pas de relais, institutionnel, ni aussi intellectuel d’une certaine manière. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut toujours avoir un relais intellectuel pour pouvoir avancer, mais parfois cela aide.

En France et dans le monde plus généralement, il existe déjà une géographie de collectivités publiques, ou en tout cas d’autorités publique, qui sont des moteurs du développement des communs : le contexte lyonnais ou l’Italie où les autorités publiques locales sont moteurs pour développer et laisser se développer des mécanismes d’auto-gouvernance. Dans les Alpes Maritimes, c’est beaucoup plus compliqué.

Vous avez cité le projet du contrat de rivière. Dans ce cas, la Commission européenne n’est pas venue nous voir en nous disant « vous allez faire des communs ». La commande initiale est d’essayer de « démontrer scientifiquement la pertinence socio-économique et écologique des solutions basées sur les écosystèmes dans la gestion du risque inondation ». Et nous faisons des rapports qui montrent que nous répondons à la commande. C’est plutôt simple, en tout cas c’est plutôt mécanique d’un point de vue scientifique. Par contre avec mes collègues, nous nous sommes rapidement dit qu’il y avait là un moyen de construire une perspective sur le développement des communs dans les Alpes Maritimes dans la gestion du risque inondation. C’est une opportunité cachée derrière un logo « Commission européenne », qui nous permet d’avoir un budget pour aller voir des associations au fin fond de la campagne des Alpes Maritimes. Ceci dit, lorsque j’emploie ces termes et que je développe cette perspective devant le chef de service Eau ou Inondation de la Métropole Nice-Côte d’Azur ou devant la municipalité d’Antibes ou devant le Conseil départemental, le Conseil régional, devant un certain nombre d’autres acteurs, ils restent courtois mais ils ne comprennent d’abord pas, nous parlons une langue qu’ils ne connaissent pas, ou s’ils comprennent, ils disent tout de suite « mais vous êtes malade, de quoi parlez-vous ? Nous allons construire un barrage. » Et quand je leur explique que le raisonnement ne doit plus être « j’habite Antibes, j’habite Biote, j’habite Nice » mais « nous sommes une communauté autour du bassin versant et nous avons un problème commun qui de toute manière ne pourra pas être résolu seul, et que l’État ne pourra résoudre ». Et en réalité, en intervenant tout seul, j’empire le problème et nous avons pu le montrer carte à l’appui. D’un côté on a trente centimètres en moins, mais de l’autre on a six morts dans une maison de retraite. Et là il y a des gens qui se réveillent.

D’ici à ce que le bassin versant d’Antibes soit décrété « commun » et relevant de la bonne gestion des usagers eux-mêmes, en coordination avec le pouvoir local et avec le pouvoir étatique, avec le développement de solutions basées sur les écosystèmes, il y en a au moins pour 120 ans. Mais nous faisons avancer des mots dans le débat citoyen. Nous voyons que sur les terrains cela prend, c’est-à-dire que nous savons qu’un certain nombre d’acteurs n’attendaient que cela, et qu’ils nous instrumentalisent d’ailleurs aussi. Nous savons que parfois nous sommes dans un jeu d’interactions stratégiques où l’un manipule l’autre, il faut être lucide là-dessus.

Je vous donne un autre exemple : j’ai travaillé sur la lutte contre la pollution à l’ozone à Nice, parce que c’est la deuxième ville la plus touchée en France après Paris, et cela touche à des questions de circulation automobile. Des collègues proposaient des procédés innovants en lien avec des entreprises privées. Il se trouve que l’une des réalisations spatiales qui devait rendre la mise en œuvre de ces innovations efficace – sur la base d’une modélisation plus ou moins rigoureuse – était la création d’une zone où les voitures qui émettent le plus de dioxyde d’azote ne peuvent pas circuler au moins entre avril et septembre. Mais il n’était pas question au niveau politique d’aller dans le sens de la restriction de circulation. Nous pouvions parler de bien commun : le fait que les enfants en bas âge et les personnes âgées, qui du point de vue de l’analyse des comportements de circulation et des comportements des usagers, se situent le plus souvent dans ces zones-là dans les moments à risque ; le nombre d’hospitalisations qui augmente entre avril et septembre en urgence avec des problèmes respiratoires… Cet argumentaire de trente pages ne pouvait aller à l’encontre de ce principe.

Claude Valentin

Je dirige une agence d’architecture et je me confronte au quotidien à cette grande question du commun, sans pouvoir effectivement la condenser. C’est un peu comme si on avait globalement tous conscience de ce que recouvre cette notion, sans jamais pouvoir l’exprimer. Aujourd’hui, on agit avec des stratégies, qui sont plus ou moins actives, plus ou moins efficaces. Et je trouve que votre apport, au travers de la recherche, permet d’approfondir toutes les nuances qui permettent d’aller dans le sens de la valorisation des communs. Et cela me semble être un axe vraiment majeur pour toute activité : vous avez mis le doigt sur ce qui fait convergence dans tous les métiers, si tant est qu’on espère servir une économie au service de l’Homme. Ce bien commun, qui est une notion assez ambiguë finalement – une sorte de propriété privée collective ou une propriété privée communautaire – s’accompagne de danger de récupération. Mais n’y a-t-il pas, derrière cette orientation pour la défense des communs, un gisement d’une autre nature que celle des ressources naturelles, qui serait orienté vers un autre modèle économique ? Je pense en l’occurrence à la recherche d’activités de travail, et pas d’emplois – parce qu’on sait bien aujourd’hui qu’on a affaire à une grande prolétarisation des métiers, que ce soit dans le monde ouvrier ou dans le monde des cadres. Je me demande finalement si l’activité que vous avez désigné, je reprend vos mots par – « la configuration des intérêts », « la définition de la compensation », « la formulation du besoin » – tout ce qui relève de l’exploitation et de la gestion des communs, ne correspond pas finalement à un grand chantier d’activités nouvelles, de métiers nouveaux, et qui permettraient de légitimer, au-delà des partis pris sur les intérêts disons égoïstes, une vision optimiste mais stratégique de nos activités ?

Ali Douai

Je partage ce que vous dîtes là, et c’est en cela que je m’éloigne un peu des Ostromiens dont j’ai parlé au début, pour rejoindre plutôt le diagnostique du sociologue Christian Laval. Il fait partie des gens qui estiment que, par delà les initiatives et les expériences localisées, il y aurait une sorte de mise en œuvre d’une forme homogène, d’une nouvelle rationalité, qu’il y a de quoi extraire de l’ensemble de ces expériences un principe global, et que en fait, même si les acteurs ne le vivent pas comme ça actuellement, ils sont en train de construire par brique les bases de ce qu’il appelle « la révolution du XXIe siècle », c’est-à-dire effectivement quelque chose qui va venir prendre le pas sur ce qu’il appelle « le principe de l’appropriation ». C’est le vocabulaire qu’il utilise : « le principe de l’appropriation » d’un côté, et « le principe du commun » de l’autre, avec du bon commun et du mauvais commun.

Ce que vous me dites me fait effectivement penser que, comme j’ai pris des exemples que je connaissais sur le terrain, j’ai laissé de côté l’ensemble des démarches, pratiques, mais aussi des enjeux autour du commun qui vont toucher à la question du travail, et par exemple à la question du commun immatériel, notamment dans le domaine informatique et dans le domaine du numérique. Il se joue effectivement autour de ces terrains-là des questions fondamentales notamment dans la reconfiguration du travail. Parce que la logique qui a prévalu, dans un certain nombre de discours notamment politiques, était jusque-là de dire : « prenons acte de la poussée robotique, informatique, numérique ou autre, qui va nécessairement impacter ce qu’on appelle aujourd’hui l’emploi. Le seul moyen de se sortir de cette contradiction entre développement technologique et devenir de la population active, c’est de développer des formes de travail – et au-delà même du travail on va parler plutôt d’activité, parce que le mot « travail » est connoté d’un point de vue anthropologique – et d’imaginer, autour d’un certain nombre d’activités, un système de revenus, de rémunération, qui nous fasse sortir du diptyque travail/salaire. Ceci avec un double risque de récupération : on va récupérer la notion de commun pour faire quelque chose qui n’est rien d’autre qu’une sorte « narco-capitalisme ». C’est un terme qui commence à rentrer dans la littérature, et qui fait référence à un certain nombre de grandes entreprises multinationales qui ont les mains pleines de données et qui les utilisent pour développer des services qu’on va qualifier de partage, mais qui n’est rien d’autre qu’un moyen de récupérer de l’argent sur de la valeur qui est produite par d’autres : avec le covoiturage, la voiture est en commun. C’est un premier risque de récupération mais qui est bien établi, même politiquement : les acteurs qui sont autour de moi ne sont pas naïfs, et même les collectivités publiques savent qu’il y a un enjeu à ne pas rester du mauvais côté, puisque les victimes de ces démarches ce ne sont pas simplement les commoners : ce sont aussi les collectivités publiques qui se voient imposer un certain nombre de pratiques ou de démarches qu’elles n’auraient pas faites sinon. Le deuxième risque de récupération, j’en ai entendu parler, c’est dans l’idée de revenu de base ou en tout cas de revenu qui serait déconnecté de la catégorie travail ou emploi, mais je ne vais pas développer ce point-là.

Une bonne partie de mes collègues et de mes interlocuteurs rejette la notion de commun pour deux raisons. La première c’est parce qu’il y aurait une sorte d’exaltation chez nous de la petite communauté auto-gérée où tout se passe bien, où tout le monde s’aime et tout le monde s’adore comme si dans les communautés qui gèrent des communs, il n’y avait pas de rapports de domination, de rapports hiérarchiques… Je ne suis pas naïf, et je peux tout à fait entendre cette remarque-là : commun / commoners ne veut pas dire horizontalité permanente. La deuxième chose, c’est ceux qui voient les communs comme un instrument de démantèlement de l’État social : « Vous êtes en train de vouloir substituer à l’État providence, et à son système de protection sociale, un ensemble de solidarités auto-gérées émergentes et potentiellement récupérables qui vont se substituer à un certain nombre de mécanismes, qui, quand bien même ils sont centraux, assurent au moins la péréquation sur le territoire et la péréquation entre groupes sociaux et n’excluent pas ».

Je partage avec vous cette idée d’ouverture d’un chantier, je vois les communs comme un grand atelier, un « atelier en vrac » dans lequel quelques notions générales sont stabilisées, et d’autres non parce qu’elles doivent relever, et c’est heureux, de la délibération. Ne sont pas stabilisés les objets, les systèmes de droits, de règles et d’obligations autour de ces objets, et ne sont pas stabilisés les modes de gouvernance. C’est ce qui amène un certain nombre d’auteurs à dire qu’il n’existe pas de fil conducteur, à part une définition négative, c’est-à-dire le rejet d’un modèle existant qui serait écrasant : vouloir faire autre chose que ce que le modèle dominant nous impose dans le cadre de la production et de la gestion des biens et des ressources. Mais en réalité il n’y a aucun fil directeur, et pour certains il n’y a pas à en avoir. Je n’ai pas de réponse tranchée, ce qui est sûr c’est qu’il s’agit d’un atelier dans lequel on voit des pratiques nouvelles, dans tous les domaines, et des modes d’expression et de travail nouveaux, des formes de solidarité nouvelles, des formes de domination aussi nouvelles, et des formes juridiques nouvelles, qui préfigurent vraisemblablement l’avenir. Si j’étais venu sur le terrain du numérique, nous nous serions interrogés sur ce qui fait qu’il est possible de faire du commun sur la base du droit privé : la plupart des licences sur lesquels on travaille lorsqu’on fait du logiciel libre sont des licences de droit privé, et ce sont les détenteurs de ces licences qui décident d’en faire des communs.

Encore une fois, moi, les juristes et autres, nous sommes par nos études et par nos travaux configurés au départ à ne pouvoir assimiler et analyser que des choses non pas binaires, mais simples. Dans cet atelier-là, chaque fois que je regarde ou que j’arrive à coller la catégorie de commun sur un certain nombre de pratiques et d’initiatives, je sais que les catégories que j’avais utilisées pour le commun précédent ne vont plus forcément être pertinentes. J’essaie de résister à cette tentation, de vouloir trouver le substrat, on va dire, commun justement à un ensemble d’initiatives, ce qui empêche du coup, et peut-être est-ce frustrant pour vous et pour d’autres, d’imaginer la grande convergence que certains souhaitent, pour aller dans le sens de Christian Laval et sa « révolution du XXIe siècle ».

Ceux qui aujourd’hui dirigent ce qu’on appelle l’« ABC Acqua Bene Comune » à Naples ont des liens avec la pègre locale. Il faut comprendre que le modèle du commun de l’eau à Naples est napolitain jusqu’au bout des doigts. Il faut l’avoir en tête, et on ne peut faire la même chose à Marseille, à Nice, ou à Paris. La transposition va avoir ses limites. Au-delà de grands principes, je préfère garder mes distances avec les compromis qui sont, dans la pratique, construits par un certain nombre d’acteurs.

Je sais que je ne réponds pas beaucoup à votre question initiale, parce que je ne fais que partager ce qui me vient à l’esprit à partir de cette question-là, et qui me fait dire que je ne porte pas un drapeau des commun(s) avec commun au singulier et avec l’idée qu’on va le planter sur une colline et qu’on va dire « cette zone est déclarée zone des communs ». Si cela doit arriver, cela se fera de façon émergente et arbitraire mais vraisemblablement pas stratégique, parce que la diversité et la complexité des arrangements que je vois se nouer autour des communs est telle que ça ne permet pas d’en trouver un substrat, et qu’en plus ce n’est pas souhaitable. Je pense que le jour où on se mettra à vouloir l’essentialiser, on aura perdu à mon avis une bonne partie de la richesse de ce qui s’y fait.


[1] CORIAT Benjamin (dir.), Le retour des communs – La crise de l’idéologie propriétaire, Paris : Les Liens qui Libèrent, 2015.

[2] ROCHFLED Judith, CORNU Marie et ORSI Fabienne (dir.), Dictionnaire des biens communs, Paris : PUF, 2017.

[3] DARDOT Pierre, LAVAL Christian, Commun – Essai sur la révolution au XXIème siècle, Paris : La Découverte, 2014.

[4] Voir le numéro de la revue Tracés, coordonné par Pierre Charbonnier et Daniela Festa, « Biens communs, beni comuni », #16 | 2016, URL : http://journals.openedition.org/traces/6622.

[5] BEDIR Merve, « Architecture of Commons How citizen-led action in Turkey reclaimed the notion of common(s) », in WILSON Rob, et ali., Archifutures: The Studio, Volume 2, Barcelone : By&Beyond, 2016, pp.118-130.

[6] Cf. DOUAI Ali, et ali., « Loi Biodiversité : les failles de la compensation écologique », Alternatives économiques, 6 mai 2016, https://www.alternatives-economiques.fr/biodiversite/loi-biodiversite-les-failles-de-la-compensation-ecologique-201605060748-00003220.html.

[7] http://www.assemblee-nationale.fr/14/amendements/3442/CION-DVP/CD938.asp.

[8] https://www.senat.fr/seances/s201601/s20160121/s20160121014.html.

[9] Voir, par exemple, le numéro spécial de la revue autrichienne The Public Sector (Der Öffentliche Sektor) publié en juin 2017, intitulé « Commons Reloaded: Potentials and Challenges in Urban and Regional Development », édité par Alexander Hamedinger et Lukas Franta.

[10] Voir, par exemple, les ressources en ligne issues du séminaire « Biens communs et territoires – Enjeux et perspectives » qui s’est déroulé le 21 mars 2017 à l’École des Ingénieurs de la Ville de Paris, à l’initiative du PUCA (plan, urbanisme, construction, architecture) : http://www.urbanisme-puca.gouv.fr/seminaire-biens-communs-et-territoires-enjeux-et-a1158.html.

[11] Cf. la vidéo de la conférence « Faire la ville en biens communs » du 10 octobre 2015 à l’ENSA Lyon : https://www.canal-u.tv/video/ensa_lyon/le_temps_des_communs.19045.

[12] Institut national de Recherche en Sciences et Technologies pour l’Environnement et l’Agriculture.

[13] THALER Richard, SUNSTEIN Cass, Nudge, Improving Decisions About Health, Wealth and Happiness, Yale :Yale University Press, 2008. (Éd Vuibert, 2010, pour la trad. Française).

[14] École de Design en Innovation Durable (The SDS).