Table ronde

Animée par Jean-Marc Stébé, cette table ronde conclusive regroupe, autour de Dominique Bourg, des enseignants et chercheurs de l’ENSArchitecture Nancy, Émeline Curien, Cécile Fries-Paiola, Hervé Gaff et Claude Valentin, 6 décembre 2017.

Jean-Marc Stébé

Penser des établissements humains pluriels, écologiques et inclusifs, c’est peut-être déjà penser, au sein des villes, l’accueil des déplacés. Il y a en effet de plus en plus de migrants climatiques à cause des sécheresses, de réfugiés en raison des guerres, d’habitants fuyant la misère des campagnes et qui s’agglomèrent à la périphérie des villes… Comment penser l’aménagement des villes pour permettre l’accueil de ces populations paupérisées, fragilisées, qui s’entassent dans les bidonvilles, dans de l’habitat précaire, dans la jungle des campements du nord de la France, dans des « habitats de transit » comme on disait dans les années 60 ?

Dominique Bourg

Pour répondre, je vais peut-être reprendre certains éléments de votre exposé liminaire. L’ascension des courbes que nous avons connue depuis le début de l’ère industrielle est inséparable du fait d’avoir puisé dans des stocks d’énergie et de matériaux qui vont très probablement commencer à nous faire défaut. C’est la raison pour laquelle je ne pense pas que les courbes vont indéfiniment continuer à monter. Je ne peux pas dire quand elles vont redescendre, mais cela ne sera très probablement pas au-delà de ce siècle. Prenons l’agriculture que nous connaissons aujourd’hui, et qui permet de nourrir des milliards d’Hommes : c’est une agriculture qui n’est plus solaire, mais minière. Cela signifie que quand nous produisons une calorie alimentaire, nous utilisons aujourd’hui dix calories énergétiques, alors que le principe de l’agriculture est inverse : avec peu de calories énergétiques, produire plus de calories alimentaires. Avec la raréfaction des ressources énergétiques, nous allons avoir des problèmes de production de nourriture. Par ailleurs, depuis 2007 et avec le réchauffement qui est déjà sensible, il n’y a pas une année sans baisse de productivité agricole dans une région du monde, du fait de sécheresses massives. En ce qui concerne les céréales, les pertes sont de 20 à 40%, et nous ne sommes qu’au tout début du changement climatique. Nous connaissons une hausse de la température par rapport aux années 1880 de 1,1°C, et le rythme des augmentations n’est pas linéaire, il a plutôt tendance à être exponentiel. Nous allons vivre, sans doute dans le siècle, une rupture majeure, c’est-à-dire que nous allons très probablement entrer dans un déclin démographique au très long cours.

D’un autre côté, dire quels seront les effets du changement climatique sur les migrations est compliqué. Il y aura beaucoup de migrations internes, et les plus fortes se feront des côtes vers l’intérieur des terres du fait de la hausse du niveau des mers. Il y a une vingtaine d’années, nous étions à 3 mm d’élévation par an, et nous sommes passés maintenant à 9 mm, ce qui signifie au bas mot un mètre à la fin du siècle. Il existe des scénarios tout à fait différents[1]. Quand on regarde le paléoclimat, on voit qu’une élévation de température de 2°C par rapport à ce que nous avons connu à la fin du XIXe siècle, pourrait avoir comme conséquence une élévation de plusieurs mètres dans le siècle-ci. Cette hausse serait due au phénomène, déjà en cours aujourd’hui dans la partie Ouest de l’Antarctique, des glaces passives. Quand celles-ci fondent, cela n’augmente pas l’élévation des mers : c’est comme un glaçon qui fond dans un verre, il ne le fait pas déborder. Mais si vous rajoutez des glaçons, le niveau monte. Or, une fois que les glaces passives ont fondues, c’est au tour des glaciers qui sont à l’aplomb de la mer, accrochés aux montagnes, de descendre très rapidement dans la mer.

Les effets sur les côtes seront différents, et leur rythme et leur accélération difficiles à prévoir. Une grande partie de l’humanité vit sur les côtes et ce sera la principale raison de migrations climatiques. D’autres seront liées au fait que certaines régions vont devenir plus arides qu’elles ne le sont. Une des conséquences du changement climatique en effet, c’est une répartition différente du régime des pluies : grosso modo, là où il pleuvait peu il pleuvra encore moins, et là où il pleuvait beaucoup il pleuvra encore plus. Des phénomènes assez extraordinaires pourraient se produire, j’espère que ce ne sera pas pendant ce siècle, mais peut-être pour le siècle prochain. Deux études, une de 2014 et une de 2017, une sur la péninsule Arabique, l’autre sur l’arc Indo-pakistanais, montrent qu’il pourrait y avoir une accumulation de chaleur et d’humidité telle qu’elle saturerait les capacités de transpiration du corps humain, et ce pendant une longue période. Ces régions finiraient par ne plus être habitables. Il y a donc des raisons très différentes qui nous amènent à penser que les migrations seront fortes.

Pour revenir à l’accueil des migrants, il faudrait déjà s’assurer que les villes soient encore vivables pour leurs habitants bourgeois. Au train où vont les choses, cela ne va pas être simple, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de réponse possible : une végétalisation assez profonde de la ville, des chaussées ajourées à la place de ces miroirs solaires que sont nos chaussées, un assainissement de l’eau par des écosystèmes… On pourrait imaginer une ville beaucoup plus écosystémisées, mais ces aménagements sont très conséquents, et il faudrait les faire dans les 20 ans qui viennent. Après, nous souffrirons trop des vagues de chaleur. Ce que je peux vous dire en tant qu’environnementaliste, c’est que nous ne pourrons pas changer nos relations à l’environnement avec des villes qui présentent la structure sociale qui est la leur aujourd’hui, c’est-à-dire avec des inégalités extrêmement fortes. Un modèle, HANDY[2], permet de modéliser de manière assez simple les relations entre proies et prédateurs et des chercheurs se sont amusés à l’appliquer sur les relations riches-pauvres. Ce qu’il met en évidence, c’est que une société n’est résiliente du point de vue environnemental que si les inégalités sont très resserrées. Mais aussi qu’elle peut s’effondrer sans aucun problème environnemental, tout simplement parce que les riches finissent par faire crever les pauvres. Je relaie un propos de Bruno Latour qui pose la question suivante : compte-tenu du comportement de certaines élites aujourd’hui, on peut se demander si elles n’ont pas déjà décidé que la planète était trop petite et trop pauvre en ressources pour elle-même et pour les autres. La résilience environnementale, je n’en ai aucun doute, ne se fera pas à modèle social constant.

C’est dans ce contexte hyper-complexe que vient se rajouter la question des migrations. Nous allons pendant une période devoir cumuler toutes les difficultés : villes gigantesques, difficultés énergétiques, ressources limitées en matériaux, complications en terme de production alimentaire, mouvements migratoires… La clef de tous ces problèmes est la suivante : arriverons-nous ou non à réduire les inégalités, et à produire des citoyens plus réflexifs ? L’Histoire ne nous a guère habitués à ce genre de choses.

Émeline Curien

Quand on fait la liste des lieux qui commencent à devenir inhabitables – trop chauds l’été, manquant d’eau, touchés par des catastrophes naturelles à répétition… –, on finit par se demander si nous n’allons pas finalement tous devenir migrants ? La situation que vivent les réfugiés climatiques aujourd’hui, nous ne sommes pas loin de nous dire qu’elle pourrait nous toucher sous d’autres formes : nous pourrions tous potentiellement, dans les décennies qui viennent, être à leur place, et chercher une terre d’asile. Cela transforme notre vision du métier d’architecte et de notre responsabilité : comment faire pour créer, en tout lieu, une habitabilité pour les 5 ans, les 10 ans, les 100 ans qui viennent ?

Cécile Fries-Paiola

Cela nécessite en effet de penser à la manière dont nous participons à l’organisation d’un territoire. Comment déjà faire en sorte de ne pas sur-rajouter à ces difficultés de nouvelles fractures, de nouvelles séparations quelles qu’elles soient ? Nous avons tous collectivement un rôle à jouer pour essayer de repenser à toutes les échelles – du pays, à la ville, à l’abri – des territoires moins ségrégatifs, qui puissent inclure, être partagés, des territoires capables d’intégrer rapidement de nouvelles populations. Et à un moment donné, il va bien s’agir de formes architecturales et urbaines.

Hervé Gaff

Or pour l’instant, plutôt que de mettre en place des revêtements de voirie ajourés pour recréer des écosystèmes en ville, on investit massivement dans la robomobilité, ou des dispositifs technologiques dont on connaît pourtant l’obsolescence programmée, les dépenses en matériaux, en énergie… Cela pose la question de l’adoption d’un panel de solutions, pas forcément technologiques, pour améliorer la vie urbaine tant au niveau de la dépense énergétique que de la contribution à la lutte contre le réchauffement climatique. L’enjeu est dans une pensée systémique, dans l’interaction avec d’autres organismes vivants. Si l’on veut un écosystème, il faut une ouverture : cela ne peut pas fonctionner sur des milieux fermés. Cela remet en question toutes les limites, et la ville ce n’est que ça en fait, des juxtapositions conventionnelles de séparations, d’obstacles, de barrières… Il est quasiment impossible de cultiver un jardin en ville sur un modèle permaculturel : le système étant clôt, vous aurez une prolifération de ce qu’on appelle les nuisibles, puisqu’il y a peu de prédateurs aux alentours. Il faut ouvrir, il faut qu’il y ait des interactions, des mélanges. N’y aurait-il pas une adéquation à trouver entre l’ouverture entre les Hommes et l’ouverture spatiale entre les biotopes ou entre les différents environnements ?

Dominique Bourg

Il me semble que le meilleur exemple pour faire comprendre ce vers quoi nous devons aller, c’est la permaculture, c’est-à-dire le retour à une relation très sensible avec le sol, avec la terre. A l’origine, dans son livre qui date des années 1970, Holmgren[3] tire des enseignements de la connaissance des écosystèmes. Dans un écosystème naturel, vous n’avez jamais quelque chose de spécifique. Les plantes s’entraident, se complètent les unes les autres. Certaines par exemple vont fixer l’azote pour d’autres qui n’en sont pas capables, elles vont attirer les prédateurs des prédateurs des autres… La permaculture est un mélange à la fois d’archaïsme et d’hyper modernité. C’est ce que nous devons faire dans nos villes, redécouvrir une relation très différente avec la nature. Des choses commencent à émerger, il y a par exemple un mouvement non négligeable en France chez les jeunes diplômés d’installation de fermes de permaculture, et la plupart sont le fait de gens avec un diplôme assez élevé dont les parents ne sont pas du tout agriculteurs. Nous n’allons pas revenir à l’ancien temps. Il nous faut réinventer un futur sans se priver de s’inspirer des choses intéressantes du passé. Les images de villes nouvelles que l’on nous montre, avec ces immenses tours avec un peu de verdure dessus, je n’y crois pas du tout. Il faut se déconnecter de cette idée que le béton, la fibre optique… et la modernisation artificialisante sont nécessairement notre devenir. Il faut revenir à quelque chose d’un peu plus complexe, un peu plus articulé, où nous allons jouer entre le naturel et l’artificiel de manière plus subtile, en ayant comme objectif d’accroître nos aménités, de rendre la ville plus agréable à vivre, plus sensée, plus conviviale. Il nous faut voir que la voie que nous avons suivie ne donne plus les mêmes effets, qu’elle nous condamne même à un danger extrême. Éloi Laurent[4] montre très bien que les trois grandes retombées des Trente Glorieuses et de la croissance vertigineuse du PIB ont été la création d’emplois, la réduction des inégalités et l’augmentation du bien-être. Cela a très bien marché jusqu’au début des années 1970. Puis on est passé à un système industriel différent, basé plutôt sur de petits objets, on a délaissé les infrastructures, comme aux États-Unis. Depuis 40 ans, la croissance n’amène pas plus de bien-être, il n’est plus évident du tout qu’elle crée de l’emploi, et elle augmente au contraire les inégalités. Les États-Unis sont revenus en 2010 au niveau d’inégalités qui était le leur en 1920. Nous sommes obligés de revenir sur certains fondamentaux, nous ne pouvons pas penser que l’avenir sera la continuité simple du présent, nous devons réinventer un avenir plus complexe, plus subtil que celui proposé par les GAFA.

Jean-Marc Stébé

Une question qui me semble fondamentale, est comment satisfaire à la fois la demande et l’exigence écologique ? Parce que comme les chinois qui ont goûté au plaisir de la voiture et de la maison individuelle, les presque 40% de classes moyennes aujourd’hui en Inde – et qui vont continuer à augmenter jusqu’à 50-60% – vont aussi vouloir une voiture, un pavillon, des golfs, des terrains de tennis, des piscines…, ils vont vouloir le même équipement que nos villes occidentales.

Dominique Bourg

Le problème est que nous sommes sur la même planète, mais avec des vitesses différentes. Les habitants de l’Inde ou de la Chine aujourd’hui sont d’une certaine manière dans les années 1960, mais ils connaissent déjà des problèmes de pollution massive. Ils n’auront jamais connu l’ « innocence » de la consommation. Le ministre de la santé indien nie le lien entre la surmortalité, la pollution de l’air et l’industrie. Il y a à un moment donné dissonance cognitive. En fait, nous avons construit un rêve qui est auto-destructeur.

Claude Valentin

Les chiffres que vous avez donnés sont extrêmement parlants et inquiétants. Nous pouvons être sidérés par ce saut dans l’inconnu. Nous sommes dans une communauté pédagogique qui apprend à faire de l’architecture, à réaliser des projets, et j’essaie de voir comment ces chiffres viennent en perspective de cet apprentissage, comment ils interrogent une profession, une discipline. Il y a un emboîtement d’échelles : ce que l’on peut dire de la Terre, de la population mondiale et de son avenir, nous pourrions le retrouver à l’échelle d’un village, d’un quartier ou d’une famille. Nous avons peut-être aujourd’hui une capacité plus grande de comprendre la Terre, de la voir à proximité. C’est ce que nous voyons d’ailleurs dans une des toiles de Caspar Friedrich, une image qui est décrite et utilisée par Bruno Latour. Il y a un horizon avec un individu au premier plan, qui s’interroge sur son avenir. À la deuxième lecture, apparaît, à travers les marais représentés sur la toile, la découpe des continents. Nous faisons une expérience du monde, au travers de nos sensations, de notre voisinage, et elle est rendue plus présente et pointue à travers ces chiffres.

Dans nos activités professionnelles d’architectes, nous sommes face à des contradictions fortes. Nous avons aujourd’hui des labels, par exemple le Passivhaus qui vise des performances en terme d’économie d’énergie maximum. Mais avec l’expérience, on se rend compte de plusieurs choses. Premièrement, le coût au m2 est démultiplié même en restant modeste dans les prestations. Deuxièmement, nous sommes face à des monopoles de matériels qui sont eux-mêmes labellisés, et pour être nous-mêmes labellisés, nous devons avoir recours à toute une économie parallèle attachée à cette labellisation. Troisièmement, la nature des matériaux employés pour atteindre ces objectifs de performances thermiques ne sont pas du tout compatibles avec les autres critères environnementaux. Ne parlons même pas de durabilité, c’est encore un paramètre qui n’est pas pris en compte dans ce label-là, et nous voyons bien que la reconversion d’un équipement dit Passivhaus n’est pas encore bien pris en compte dans l’histoire du projet. Nous sommes donc face à des décrochages d’objectifs : certains partent dans une direction, et d’autres dans une autre, sans forcément de cohérence de fond sur l’objectif final à atteindre. L’attitude la plus agile par rapport à ces situations complexes, la plus paysanne, est celle qui privilégie le bon sens, l’économie de moyens et la vision à long terme. En tant qu’architectes, nous avons l’avantage de pouvoir rencontrer à travers nos projets des opportunités de changements. Nous dessinons des visions heureuses de l’habitat ou d’un quartier, mais nous avons aussi la capacité d’être prescripteurs, c’est-à-dire de décider le métier que doit faire tantôt le menuisier, le maçon, de décider des matériaux qui vont être utilisés, d’aiguiller vers des filières particulières. Toute la stratégie est de comprendre comment, dans l’économie du marché actuel et avec le budget qui nous est alloué, nous allons pouvoir faire jouer les curseurs pour que des solutions disons heureuses, qui défendent la cause des biens communs, puissent exister. Et cela même si elles ne sont pas énoncées comme une volonté politique générale. Prenons un exemple : l’enrobé pour un sol extérieur est présent dans nos conventions et dans nos bibliothèques de prescription. C’est très facile, nous connaissons le prix au mètre carré, les couches à mettre, les trois catégories d’enrobé existant… En revanche, si nous commençons à réfléchir à la perméabilité du sol, à ce moment-là, les prix au mètre carré sont plus élevés, les solutions moins conventionnelles… Comment trouver un effet de levier entre une telle micro-action et un problème immense ? La survie à long terme de l’espèce et du monde qui nous entoure pourrait peut-être reposer sur une philosophie, ou en tout cas une éthique, partageable, nous permettant d’agir en fonction des situations que nous rencontrons.

Dominique Bourg

Nous ne nous en sortirons que lorsque chacun de nous, lorsqu’il fera un choix, imaginera les conséquences de ce choix répété des milliards de fois. Il nous faut devenir des citoyens réflexifs, et être capables d’avoir ce raisonnement fractal. Le local est toujours articulé au global : comme nous sommes des milliards, chaque réflexion circonscrite a une traduction à grande échelle. Le cliché de la Terre vue de l’espace vendu par l’agence Sigma à des centaines de millions de reproductions a vraiment changé notre vision de la planète, et a permis de faire le lien entre le lieu limité où nous vivons et la Terre. Je vous invite à lire un texte qui date de la fin des années 1950, avant ces clichés et pourtant qui pensait déjà cette relation. Il s’agit d’un texte de Bertrand de Jouvenel dans Arcadie qui s’appelle La Terre est petite, il a compris ce que chacun de nous devrait incorporer pour que nous parvenions vraiment à changer nos habitudes.

Jean-Marc Stébé

Au niveau collectif, quelles mesures peut-on envisager ? Reprenons l’exemple de la biodiversité en ville. Des interventions telles les lois du Grenelle de l’Environnement sont-elles efficaces ?

Dominique Bourg

Je vais commencer par des constats qui sont tout à fait paradoxaux : aujourd’hui, il y a plus de biodiversité dans les villes que dans les campagnes, à cause du Roundup, du glyphosate utilisés dans les cultures, et qui font que les plantes comme les animaux se réfugient dans les villes. Mais il faut bien avoir en tête, quand on aborde cette question de la biodiversité dans la ville, c’est que nous sommes dans une phase très particulière qui est maintenant bien documentée. Une enquête très récente sur les insectes volants, dont les pollinisateurs mais pas seulement, dans une région pourtant protégée d’Allemagne, met en évidence qu’en 25 ans, les trois-quart de la population d’insectes volants ont disparu. 30% de cette disparition concerne des espèces généralistes, celles qui sont adaptées à des niches très différentes, et qui normalement devraient mieux survivre. De façon générale, c’est entre 50 et 60% de tout ce qui vit sur Terre qui a disparu en 30 à 40 ans. Les chercheurs, dans ce même papier, utilisent le mot « anéantissement » : nous avons anéanti le vivant. Ce qui est très curieux, c’est qu’en tant qu’individu, j’espère que vous le voyez autour de vous, nous sommes capables de trésors d’intelligence, de générosité… mais en tant qu’espèce, nous sommes absolument monstrueux. Là aussi, il faut que nous arrivions à connecter deux échelles : la générosité des individus et la monstruosité de l’espèce. Ce sont des changements très profonds, et qu’on ne résout pas avec un Grenelle, c’est-à-dire un rassemblement d’associations qui viennent chacune avec leur petite proposition, ce qui donne 228 mesures au total, mais en fait rien du tout. Les deux seules mesures structurantes étaient la réflexion sur les trames vertes et bleues, et la taxe carbone. Vous avez vu ce que celle-ci est devenue. Et on fait à peu près la même chose sur l’économie circulaire. Cette façon de faire n’est probablement pas très bonne.

Cécile Fries-Paiola

Quels seraient, au niveau des villes mais aussi plus globalement des territoires, les leviers pour faire évoluer la situation plus rapidement et efficacement, afin de prendre en compte toutes les problématiques qui ont été évoquées aujourd’hui?

Dominique Bourg

Avec Kerry Whiteside[6], nous avons réfléchi à l’aspect national, c’est-à-dire à comment on peut mieux gouverner sur les aspects de long terme. Ce qui caractérise ce qu’on appelle l’Anthropocène, l’époque dans laquelle nous sommes entrés sans doute depuis l’après-guerre, c’est le fait que quand je vais à la pompe, que je le veuille ou non, j’influe sur le climat, sur la biodiversité, donc en d’autres termes j’influe sur des paramètres du système Terre qui sont au très long cours. Si nous avons 3°C supplémentaires à la fin de ce siècle, nous aurons 5°C de plus au prochain, et cela pour des millénaires. Il faudra 100 000 ans pour que le système résorbe le surcroît de CO2 qui aura été introduit dans l’atmosphère. Si vous regardez en terme de biodiversité, après une extinction massive, c’est 5 à 10 millions d’années qu’il faut attendre pour retrouver une biodiversité de richesse équivalente. Au très court terme, nous influons sur des paramètres au très très long terme, et jusqu’à maintenant nous ne nous en sommes pas vraiment occupés. Et nos élus sont élus pour prendre des décisions à court terme, trouver des compromis entre différentes parties de la société et pour des enjeux au présent. Si vous demandez aux gens maintenant de se sacrifier sur tel ou tel plan pour préserver quelque chose dans 50 ans, vous êtes sûr que vous ne serez pas réélu. Nous avons réfléchi à des modalités pour ajouter au Parlement, donc à l’Assemblée Nationale et au Sénat, une troisième chambre, un contrepoids, pour inciter les pouvoirs publics à aller dans le sens de la gestion du long terme. Et on peut très bien imaginer avoir des choses parallèles au niveau urbain. Cela dit, je constate que sur nos grands sujets, les collectivités territoriales et notamment les villes sont plus avancées. Évidemment, elles ne touchent que certains aspects, mais il y a beaucoup de villes françaises qui sont très en avance sur ces question : Paris, Nantes, Bordeaux, Lyon… Quand vous regardez les États-Unis aujourd’hui, ce sont les villes et les États qui vont contrer Donald Trump. Je ne sais pas s’il faut en rajouter beaucoup sur le plan de leur gouvernance, même s’il faudrait qu’elles soient plus participatives. Le seul domaine en terme de gouvernance qui me rassure est l’échelle territoriale. J’ai vraiment l’impression que, même si le dynamisme n’est pas le même partout, on y agit vraiment beaucoup plus dans un sens qui est vraiment le bon.

Claude Valentin

Dans le Grand Est, une initiative de la filière architecture a été prise, qui montre que l’échelle territoriale peut être une piste vraiment intéressante. Si on acte une bonne fois pour toute la reconfiguration des régions et qu’on passe à l’action, on s’aperçoit finalement qu’entre Champagne, Lorraine et Alsace, au-delà des clivages culturels et les craintes de certains, on peut réussir à coordonner un certain nombre d’actions, ce qu’on n’aurait jamais imaginé il y a encore quelques années : une fédération des forces, les étudiants, les Ordres, les syndicats, les entreprises, les entreprises d’architecture, les écoles, les laboratoires de recherche sont présents lors d’assises pour partager une vision commune. L’envie, le projet, c’est bien d’agir à l’échelle du territoire, pas dans un objectif de protection communautaire, mais bien pour faire levier par rapport à des atouts et des opportunités géographiques, parce que la géographie du Grand Est n’est pas celle du Sud-Ouest. Prenons par exemple la filière bois : nous avons des massifs forestiers et des ressources qui peuvent être réellement partagés. Si nous réfléchissons à l’économie locale, à l’économie circulaire, nous sommes sur des rayons d’action d’entreprises qui vont pouvoir coopérer et se coordonner par rapport à des atouts. Les uns ont des centres de recherche, les autres ont des outils industriels, certains des besoins d’habitat… Cette structuration de l’ensemble de la filière autour de l’architecture, et pas seulement des architectes, fait sens : nous n’avons plus un mouvement corporatiste de métiers, mais bien une cause qui est la propriété commune. L’architecture c’est notre cadre de vie, qui n’est pas concerné par le sujet ? Il y a sans doute une intelligence collective, à l’échelle du territoire, qui devient un des leviers à structurer pour agir.


[1] HANSEN, James et ali, Ice melt, sea level rise and superstorms: evidence from paleoclimate data, climate modeling, and modern observations that 2 ◦C global warming could be dangerous, Atmospheric Chemistry and Physics Open Data, 2016. Disponible sur https://www.atmos-chem-phys.net/16/3761/2016/acp-16-3761-2016.pdf.

[2]Le modèle prédateur–proie, qui a inspiré HANDY, a été développé indépendamment par deux mathématiciens, Alfred Lotka et Vitto Volterra, au début du 20ème siècle. MOTESHARREI, Safa et ali, Dynamique Homme-Nature (« HANDY ») : Modélisation des inégalités et de l’exploitation des ressources dans l’effondrement ou la soutenabilité des sociétés,  / Ecological Economics, 2014, n°101, traduction disponible en français sur http://loic-steffan.fr/WordPress3/dynamique-homme-nature-handy-modelisation-des-inegalites-et-de-lexploitation-des-ressources-dans-leffondrement-ou-la-soutenabilite-des-societes/.

[3] HOLMGREN, David, MOLLISSON, Bill, Permaculture One: A Perennial Agriculture for Human Settlements. Melbourne, Transworld. 1978.

[4] Éloi Laurent est un économiste français, chercheur à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) ; LAURENT Éloi, Notre bonne fortune. Repenser la prospérité, Paris : Presses Universitaires de France, 2017.

[5]

[6] BOURG, Dominique, WHITESIDE, Kerry, Vers une démocratie écologique, Paris, Seuil, 2010.